Ne vous arrêtez pas à la couverture du livre qui nous donne
à voir un visage troublant d’une petite asiatique. Derrière cette photo
anodine, qui n’accroche pas voir repousse le lecteur non averti, se cache un
authentique chef-d’œuvre.
« Je suis l’argile » est un de ces livres qui vous
marque, qui laisse une empreinte durable et émerge d’une surproduction. Ecrit
en 1992, publié en France en 1993, il n’a rien perdu de sa force et de sa
rémanence.
Usant d’une langue simple, souvent volontairement
répétitive, toujours douce, Chaïm Potok nous entraine subrepticement dans un
voyage vers l’horreur. C’est ce décalage qui captive immédiatement et prend au
piège le lecteur. Car quoi de plus
frappant que la douceur pour dire l’indicible. Le thème fait étrangement penser
à cet autre chef-d’œuvre « La route », publié en 2008, de cet autre
romancier majeur nord-méricain qu’est Cormac Mac Cormack. Même unité de lieu,
mêmes acteurs, même désespérance induite par la guerre, même fuite sans but,
vers l’inconnu et la mort, même déchainement de violence quand les plus pauvres
d’entre les pauvres n’ont plus rien à perdre.
Dans « La route », nous étions aux Etats-Unis
ravagés par un cataclysme nucléaire. Dans « je suis l’argile », nous
sommes projetés en Corée du Sud au moment de la grande poussée de l’armée du
Nord, principalement composée des troupes chinoises. L’armée Sud Coréenne est
défaite, l’allié américain ne va guère mieux. Plus l’ennemi avance, plus les
civils trinquent, éternelle rengaine. Poussés sur les routes, des milliers de
familles de paysans fuient. Tout est dévasté, l’hiver glacial s’installe et
avec lui, la famine. Les plus faibles meurent comme des mouches, jour après
jour. Les orphelins sont légion, les familles décimées.
Sur cette route fuit un couple de vieux paysans. L’homme est
sec, rusé, accroché à la vie. La femme fut jusqu’ici soumise d’autant qu’elle
n’a pas été capable d’engendrer, infâme perfidie. A l’occasion d’un
bombardement de l’aviation, un jeune adolescent va se trouver gravement blessé,
gisant juste à côté de la femme. Malgré son mari et parce qu’elle n’a plus rien
à perdre, elle va décider, et imposer, de s’encombrer de cet enfant à moitié
mort et l’entourer d’un amour total, absolu et fusionnel pour le maintenir à
tout prix en vie. Elle y parviendra par la suite de concours de circonstances
et de générosité et peu à peu cet enfant va s’imposer au couple comme une
évidence, comme une chance.
Nous allons suivre leur fuite, leurs techniques de survie
et, surtout, la progression subtile de la relation entre l’homme,
fondamentalement hostile à nourrir une bouche supplémentaire en période de
famine, un enfant dont les dons sont immenses, une épouse qui peu à peu va
apprendre à devenir une interlocutrice dont le point de vue compte. Plus la
fuite progresse, plus la mort rode, plus les liens entre les trois
protagonistes vont se complexifier et se densifier.
Le génie de Potok sera, entre autres, de savoir rendre avec
un réalisme étonnant la superposition de la culture coréenne traditionnelle
tournée vers la magie, les esprits qui rodent et un fond de catholicisme
incompris vaguement professé par des missionnaires et dont il ne reste que des
tics (les signes de croix et une prière – Tu es la terre, je suis l’argile -).
Une superposition qui sert à expliquer l’incompris, à rationnaliser la terreur
et tout simplement, à survivre.
C’est une fuite physique et symbolique à laquelle nous
assistons. L’enfant est l’argile symbolique d’une génération qui
disparaît , d’un monde qui se meurt et se convulse et constitue l’espoir
de demain. Au terme de cette fuite, chacun des trois acteurs sera revenu du
monde des morts, avec des yeux neufs pour voir, un cœur pour aimer, une forme
de générosité pudique difficile à exprimer dans une société figée par ses rites
et minée par une guerre qui remet tout à plat.
On en sort bouleversé et obnubilé par un voyage dantesque
qui aura poussé chacun à l’extrémité de ses limites.
Publié aux Editions Jean-Claude Lattès – 281 pages