Donna Tartt ne cultive pas l’abondance de production. En
vingt ans, voici seulement son troisième roman après « Le Maître des
illusions » suivi dix ans plus tard de «Le Petit Copain ». Chacun de
ses livres est dense. Chaque opus rencontre un succès international. Avec
« Le chardonneret », elle tend vers l’hyperbole de son art son livre
frisant les huit cent pages (prévoyez une grosse dizaine d’heures pour le
dévorer) et ayant reçu le Prix Pulitzer accompagné de rares louanges.
Lors de son passage promotionnel à Paris, Donna Tartt
déclarait au Figaro que depuis qu’elle avait découvert le tableau de Carel
Fabritius, élève de Vermeer et de Rembrandt, elle n’avait cessé d’y penser
chaque jour. La fonction de ce tableau, petit, dense et lumineux, représentant
un oiseau (le chardonneret) sur un fond de mur jaune lumineux reste
mystérieuse. Il aurait pu servir de décor sur un meuble sans que l’on ait la
moindre certitude à ce propos.
Toujours est-il que
ce petit tableau connut un destin particulier puisqu’il fut l’un des derniers
peints par Fabritius avant que ce dernier ne disparaisse lors de l’incendie qui
suivit l’explosion d’une poudrière qui détruisit l’essentiel de la ville de
Delft en 1654. C’est aussi l’une des rares œuvres qu’il nous soit restée de
l’artiste.
Plus de trois cent cinquante ans plus tard, Donna Tartt
imagine un nouveau coup du destin. Alors que le jeune Theo Decker et sa mère se
sont réfugiés au Musée de New York pour échapper à la pluie battante, une
explosion d’origine terroriste souffle une partie du bâtiment, détruisant de
nombreuses salles et beaucoup des œuvres qui s’y trouvaient. Elle sème aussi la
mort et le désarroi. Theo, qui se trouvait dans la salle du Chardonneret,
assistera à la mort d’un mystérieux vieil homme qui lui remet une bague et lui
intime de se rendre à une certaine adresse.
Ce moment forme le tournant de la vie de Theo qui vien de
découvrir furtivement mais violemment l’amour après avoir aperçu une jeune
fille rousse qu’accompagnait le vieil homme qui vient de mourir. Celle-ci
semble avoir disparu elle aussi lors de l’attentat. Il est sous le choc de
l’émotion provoquée par la découverte du tableau et s’en empare sans vraiment
réaliser la portée de son geste avant de parvenir à s’échapper du chaos ambiant.
Il va aussi comprendre bien vite que sa mère, partie à la boutique du musée
quelques minutes plus tôt, fait partie de la longue liste des victimes.
Devenu orphelin de sa mère, coupé d’un père alcoolique qui
les a plaqués un an plus tôt, il va se trouver ballotté de famille en famille.
Commence alors un long voyage intérieur et physique aussi
pour Theo. Un voyage fait de brûlantes oppositions entre la solitude constante,
l’angoisse permanente induite par le choc post-traumatique jamais évacué,
l’amitié avec Boris, un autre enfant livré à lui-même, lui aussi orphelin de
mère et sous la menace permanente d’un père alcoolique et violent ainsi que
l’irrépressible besoin de se sentir en possession du tableau dérobé, malgré la
culpabilité, la terreur d’être pris et de finir en prison, simplement parce que
cet objet lui rappelle un bonheur perdu à jamais, une vie entrevue et gâchée,
la possibilité de se mettre en joie par des émotions simples suscitées par le
choc artistique.
Mais le voyage de Theo sera aussi, beaucoup surtout, fait
d’amertume, de tromperies, de refuges compulsifs dans l’abus d’alcool et de
drogues, uniques succédanés à un mal-être profond et incurable. Du coup, il est
incapable d’une relation sociale normale et prompt à faire les mauvais choix
quitte à décevoir ceux qui lui font confiance.
L’art de Donna Tartt est de jouer en permanence entre une
observation romanesque psychologique fine de l’auto-destruction qui agite Theo
sur une période d’une quinzaine d’années en même temps qu’au fur et à mesure
que le roman progresse, le livre se transforme en un thriller puissant, plein
de rebondissements dont le tableau dérobé devient un enjeu et une source de
convoitise internationale, mettant Theo aux prises avec ce que le monde produit
de plus violent.
La romancière mélange avec art et subtilité de nombreux fils
pour mieux nous maintenir en haleine au long d’un roman fleuve qui n’est rien
d’autre qu’une version moderne, contemporaine des grands romans classiques à
l’ombre des Stendahl, des Dickens ou des Dostoïevski, avec l’extrême violence
physique et psychologique en plus dont notre monde actuel est un grand
producteur.
Un grand livre !
Publié aux Editions Feux croisés –Plon – 2014- 796 pages