Oui, une
bibliothèque est en soi un monde fascinant. Un monde où se rencontrent
emprunteurs empruntés, lecteurs assidus, nécessiteux (ou non) venus compulser
les derniers journaux, enfants apprenant à socialiser autour des jeux vidéo, le
tout sous l’œil tantôt bienveillant, tantôt ennuyé, tantôt sévère des
bibliothécaires chargé(e)s (le féminin pluriel s’impose tant la population de
cette catégorie professionnelle est en majorité féminine) du bon fonctionnement
d’un univers mystérieux.
Mystérieux, car
il répond à des codes, à un système chargé d’organiser le monde. Celui des
fameuses cotes inventées en 1876 par un jeune Américain, Melvil Dewey, dont
nous apprenons du coup les arcanes. Le code des statuts administratifs qui
partage tâches et responsabilités entre le conservateur, les bibliothécaires d’Etat
au sommet de la pyramide secrète, en général à la tête des rayons de
littérature romanesque, le nirvana du bibliothécaire, et les autres qui
héritent des services moins nobles.
C’est dans ce
monde aux apparences feutrées dans lequel on se déplace en silence, où le
chuchotement est tout juste toléré faute de se faire réprimander que se rend
quotidiennement celle qui nous parle ici.
Arrivée comme
toujours avant l’heure d’ouverture officielle, armée de sa tasse de café le
plus amer possible pour que personne ne la lui dérobe, elle ressasse sous la
forme d’une longue tirade, d’un monologue comme chacun de nous peut en tenir
avec lui-même lorsque tout va mal, lorsque l’on est en proie aux doutes, à la
frustration.
Car rien ne va
plus dans la vie de cette femme un peu âgée. Elle qui voulait être professeur de
lettres devint bibliothécaire faute d’avoir échoué au concours d’entrée. Elle qui rêvait de tenir le rayon Histoire est
reléguée depuis des années à celui de la Géographie. Un espace quasi désertique
où les livres ne circulent pas beaucoup, enterré au sous-sol sans quasiment de
lumière naturelle. Elle qui avait une vision du monde des livres aussi
structurée que le système Dewey est devenue presque hystérique depuis que la
cote 400 a été vidée de ses hôtes redistribués ailleurs et laissée vacante,
comme une odieuse dent arrachée au beau milieu d’une dentition parfaite. Elle
qui avait renoncé à l’amour, ne voilà-t-il pas qu’elle est troublée au plus
haut point par un jeune homme fréquentant régulièrement son rayon en vue de
réaliser une obscure thèse aussi absconse que rébarbative.
Dans un style
très maîtrisé mêlant drôlerie, sarcasme et hystérie, Sophie Divry construit un
premier roman impressionnant de progression et d’intensité dramatique. Plus cette
femme déroule ses pensées, plus nous découvrons sa solitude et l’abysse d’une
vie faite d’une succession d’échecs, de vexations et de renoncements. Un
cocktail explosif qui doit s’exprimer sans trop de dommages dans un espace-temps
très court, celui des quelques minutes qui précèdent l’ouverture. D’où une
écriture ramassée en un seul trait et condensée en moins de cent pages qui ne
vous lâcheront pas.
Une très jolie
réussite qui vous forcera à voir votre bibliothèque et ses hôtes autrement…
Publié aux
Editions 10/18 – 2013 – 96 pages