Il fallait un
talent à l’égal du culot pour oser, et réussir ô combien, un roman délirant et
déluré dont l’invité principal est la sémiologie. Qu’est-ce-là, dirons ceux qui
étaient trop jeunes ou pas encore nés dans les années 70-80 au moment de l’apogée
de cette discipline qui allait révolutionner la façon de penser et influencer
profondément l’approche philosophique contemporaine ? Petit rappel donc :
la sémiologie est la discipline qui consiste à observer toute forme de signes
et de les décoder afin de comprendre le sens dont ils sont porteurs (pour faire
au plus simple…). Une discipline inventée à la fin du XIXème siècle mais qui
trouva ses maîtres avec Jakobson, Chomsky et, le plus connu du grand public,
Roland Barthes et son fameux (entre autres) « Mythologies », sorte de
précipité sémiologique brillantissime.
Barthes mourut en
1980 après avoir été renversé par une camionnette à Paris. Un tragique fait
divers dont l’ingénieux et irrévérencieux Laurent Binet va s’emparer comme
point de départ d’un roman haletant et érudit. Car, partant de ce fait divers
historique, Binet lui applique un traitement sémiologique volontairement erroné
mais constituant le socle d’un roman vrai, la preuve nous pouvons le lire, dont
le propos est de nous montrer que derrière les apparences se cache une
multitude de sens possibles, que réalité et vérité sont deux concepts
profondément distincts et, surtout, que le Verbe est Pouvoir.
Car, Barthes n’est
ici du coup pas mort de façon accidentelle mais assassiné afin de mettre la
main sur un document capable de changer le monde, la Septième Fonction du
Langage, clin d’œil aux Six Fonctions dûment documentées (et assez obscures
pour le néophyte, la sémiologie s’étant
fait une spécialité de s’entourer d’un vocabulaire propre à endormir le plus
irréductible des insomniaques). Celui qui maîtrisera cette Septième Fonction
détiendra un pouvoir absolu. Qui peut donc se cacher derrière cet assassinat ?
Et de quel pouvoir absolu est-il question ?
Le coup de génie
de Laurent Binet est d’opposer un couple improbable composé d’un flic des RG
beauf au possible et d’un jeune professeur d’université spécialiste de la
sémiologie appliquée au cinéma qui va se prendre pour James Bond dont il
commente, en sémiologue, les films à la Fac, à tout ce que la France de l’époque
compte d’intellectuels et de politiques au pouvoir ou à la conquête du pouvoir,
les élections présidentielles qui verront la victoire de Mitterrand sur Giscard
se profilant à l’horizon.
Dans le monde de
Binet, tout devient prétexte à laisser courir l’imaginaire autour d’une trame
des plus serrées. Un monde où l’auteur en profite pour se foutre allégrement de
la figure de bien des membres de l’intelligentsia parisienne nous dressant des tableaux
croustillants dignes de l’Evêque de Meaux et de ses caricatures.
Dans son monde,
tout tourne aussi autour du sexe, sous toutes ses formes, avec des scènes d’anthologie
écrites comme un sémiologue aurait pu le faire ce qui produit un résultat à
mourir de rire, mais aussi de la culture, voire plutôt de l’érudition. Posséder
une connaissance encyclopédique à même de vous sortir de situations improbables
devient un enjeu majeur car connaître c’est le début de comprendre, comprendre
la première marche pour maîtriser, maîtriser la voie pour dominer. Et qui
domine peut espérer s’approcher de cette Septième Fonction qui donne lieu à des
joutes physiques ou verbales dont la démonstration force l’admiration.
Laurent Binet s’amuse
comme un petit fou en nous commettant un roman dont le modèle est clairement le
fameux « Au nom de la Rose » et le personnage central, Umberto Eco,
célébrissime sémiologue lui aussi !
Le seul risque
pris par l’auteur est de perdre en route des lecteurs qui se laisseraient égarer
par l’usage forcené (donc forcé pour mieux tourner en ridicule) d’une taxonomie
du petit sémiologue propre à vous faire relire cinq fois une phrase pour
constater que vous n’avez toujours rien compris. Ce n’est pas grave et c’est même
normal ! Persistez car ce bouquin est un morceau de bravoure et confirme l’immense
talent d’un écrivain qui s’était déjà fait remarquer avec HHhH, prenant comme
principe déjà de partir du réel pour construire un roman. Eblouissant et
jouissif !
Publié aux
Editions Grasset – 2015 – 496 pages