Chaque guerre est une
occasion supplémentaire de repousser les limites de la barbarie. C’est ce que
nous rappelle ici Richard Flanagan en nous contant de façon poignante et
profondément véridique un épisode rendu célèbre par le fameux film « Le
Pont de la rivière Kwaï » de David Lean. Une de ces séquences innombrables
combinant folie des hommes, horreur poussée à son comble, bravoure et héroïsme
que l’auteur a eu largement l’opportunité de comprendre et détailler, son père
ayant été l’un des rescapés de l’épisode qui donne corps à ce livre.
Jeune médecin promis à un
brillant avenir, fiancé à une jeune femme de la haute bourgeoisie de Melbourne,
Dorrigo Evans semble voir la vie lui sourire. En 1941, il sera incorporé comme
médecin militaire aux forces armées australiennes combattant aux côtés du
Royaume-Uni. Envoyé en Syrie et en Egypte, il va se retrouver ensuite pris au
piège de Singapour et faire partie des plus de soixante-dix mille prisonniers
faits par l’armée japonaise après la catastrophique reddition des troupes
alliées de Février 1942. Comme vingt-deux mille de ces soldats, il va se
trouver envoyé au pays de Siam pour y mener un projet fou.
Décidées à démontrer la
supériorité de l’âme japonaise, les autorités nippones ont en effet décrété de
construire une ligne de chemin de fer destinée à préparer l’invasion de l’Inde
par le Nord. Avant eux, les ingénieurs britanniques avaient déclaré la mission
absolument impossible du fait des conditions de terrain et climatiques atroces.
Autant de raisons pour l’Empereur et ses généraux de considérer qu’ils leur
incombaient de le faire d’autant qu’ils disposent d’une main-d’œuvre gratuite
et presque inépuisable : celle des prisonniers de guerre anglais,
australiens, malais, chinois ou thaïs.
Envoyés dans des camps qui
se déplacent au gré de l’avancement des travaux, ces hommes doivent affronter
la pire adversité. Celle d’une nature où les trombes d’eau se combinent à une
chaleur épouvantable, favorisant les pires maladies, transformant la moindre
plaie en un vecteur de mort. Celle de devoir travailler avec pour seuls outils
des barres de fer, des masses, des machettes rouillées et des cordages pourris.
Celle enfin des gardes exerçant une cruauté sans limite. Car, pour un soldat
japonais, se rendre plutôt que de se suicider en reconnaissant ainsi sa défaite
est la pire lâcheté qui soit envisageable. Une trahison qui justifie tous les
sévices de la terre.
Dès lors, ces prisonniers
de guerre qui leur sont confiés ne sont guère des hommes. Tout juste des
esclaves perclus d’abcès, amaigris au point de devenir de véritables squelettes
devant se contenter de deux boules de riz par jour pour toute pitance, mourant
sans compter de faim, des coups, du choléra. En tant que colonel et médecin,
Dorrigo Evans se retrouve à la tête d’un millier de ces hommes qu’il lui
incombe de soigner, d’opérer, d’amputer avec les moyens du bord, sans
médicaments, dans une hygiène approximative. Des hommes qu’il voit mourir et
incinère les uns après les autres. Des camarades dont il doit négocier la survie,
jour après jour, composant avec la folie d’un chef de camp abruti de drogues et
de son supérieur obnubilé par la plénitude qu’il ressent à décapiter de son
sabre des prisonniers figés dans l’horreur.
Chaque jour gagné est une
victoire payée au prix de nouvelles morts, de nouvelles souffrances. Une
victoire où la solidarité, le souci de la collectivité progresse au détriment
de ses désirs personnels. Plus le temps passe, plus le passé se délite, plus
les perspectives d’avenir une fois la guerre finie sont autant de dangereuses
pensées pour le moral.
Et puis, un jour, la
guerre s’arrête. Il faut retourner à la vie civile, faire face à ses démons,
apprendre à vivre avec l’horreur à laquelle on aura survécu pour les victimes
et dont on aura été les responsables pour les bourreaux. Car le roman de
Flanagan suit au plus près les uns et les autres jusqu’à leur mort, fouillant
au plus profond de leurs âmes, faisant de certains des héros minés par les
remords, les mensonges, les échecs ou le désir obsessionnel de passer pour des
gens bien.
Richard Flanagan signe un
livre puissant, souvent éprouvant, où la passion sous toutes ses formes
combinée à la raison pour les uns au dogme pour les autres forme un cocktail
particulièrement explosif. Un livre récompensé par le Man Booker Prize en 2014.
Publié aux Editions Actes
Sud – 2016 – 431 pages