9.4.16

Passion et oubli d’Anastassia Lizavetta – Juan Carlos Mondragon


C’est une subtile partition à trois voix que commet le plus grand écrivain uruguayen actuel, Juan Carlos Mondragon. Une partition troublante et réalisée avec un brio extraordinaire dans le souci d’amener le lecteur, au fur et à mesure de la progression de l’écriture et plus encore d’une conclusion inattendue, à être de moins en moins certain de la réalité de ce qu’il lit.

Car qui faut-il croire à l’issue de ce récit ?

Est-ce la belle Anastassia, une jeune femme désirable de trente-deux ans, vivant jusqu’ici une vie sans histoire, mère d’un jeune garçon et épouse d’un homme dont nous ne savons pas grand-chose si ce n’est qu’elle vient apparemment de sauvagement l’assassiner à l’aide d’un couteau coréen au tranchant redoutable acheté quelque temps auparavant après une pub télé ?

Est-ce son cousin, qui se prétend psychiatre mais qui s’exprime sans le jargon médical dans une langue parfaitement policée qui lui sert de support et de prétexte pour nous raconter la journée qui suit ce meurtre ? Un récit apparemment tiré des discussions postérieures à l’acte associées à un travail d’analyse antérieur, du temps où ce cousin aurait été étudiant, mais dont la véracité peut être sérieusement questionnée une fois le roman achevé.

Ou bien, est-ce tout simplement l’auteur qui s’amuse à nous entraîner dans un récit schizophrène pour mieux nous faire toucher du doigt l’enfer dans lequel vivent ceux qui souffrent de ce mal ?

Laissons chacun lire cette très belle réalisation avec son propre prisme même si, en lecteur attentif, vous devriez parvenir par vous-même à arriver à la seule conclusion logique de cette descente dans la folie. Car, et c’est toute la force du livre, c’est au cœur même de ce dérèglement mental total, de cette confusion absolue que nous fait plonger Mondragon.

Suivons la belle Anastassia. Frustrée de ne s’être pas donnée de plaisir matinal, elle se fige dans la contemplation d’un petit-pois, ultime rescapé du plat familial du dîner de la veille qu’elle entreprend de récurer à l’aube. Un petit-pois maléfique au point de lui parler, de la pousser à commettre un geste sans raison, sans justification aussi définitif qu’impardonnable. Et d’autant plus impardonnable, qu’une fois commis l’assassinat de son mari par une main et un bras qui semblent appartenir à un double d’elle-même, le comportement d’Anastassia paraît presque inavouable.

Refermant la porte de la chambre conjugale comme si de rien n’était, elle prépare le petit-déjeuner de son fils qu’elle envoie tendrement à l’école. Et puis, une journée aussi intense qu’absurde commence. Une journée qui l’envoie à travers la capitale de Montevideo comme si elle répondait à l’appel d’un ange qui lui dirait où aller et que faire. Un ange qui la pousse à se teindre en blonde provoquante au point de devenir, aux yeux des hommes, une femme à suivre dans la rue, à draguer sans vergogne ou à héler comme une pute lorsqu’elle se retrouve dans les quartiers malfamés de la capitale. Une femme qui se rend chez une sœur qu’elle n’a plus vue depuis des années et en ressort de façon aussi inexplicable. Une femme qui se lance dans un shopping vespéral après avoir hésité à prendre le bus qui l’aurait emmenée là où personne n’aurait eu l’idée de la chercher.

Mais, tout ceci est-il bien réel ? Anastassia existe-t-elle réellement ? Rêve-t-elle ? Où se situe la frontière entre le réel et le fantasme ? N’est-ce pas plutôt un rêve de romancier ? Un rêve délicieusement pervers et porté par une écriture magistralement maîtrisée. A vous de choisir…

Un livre éblouissant en tous cas.


Publié aux Editions du Seuil – 2010 – 256 pages