C’est une subtile
partition à trois voix que commet le plus grand écrivain uruguayen actuel, Juan
Carlos Mondragon. Une partition troublante et réalisée avec un brio
extraordinaire dans le souci d’amener le lecteur, au fur et à mesure de la
progression de l’écriture et plus encore d’une conclusion inattendue, à être de
moins en moins certain de la réalité de ce qu’il lit.
Car qui faut-il croire à
l’issue de ce récit ?
Est-ce la belle Anastassia,
une jeune femme désirable de trente-deux ans, vivant jusqu’ici une vie sans
histoire, mère d’un jeune garçon et épouse d’un homme dont nous ne savons pas
grand-chose si ce n’est qu’elle vient apparemment de sauvagement l’assassiner à
l’aide d’un couteau coréen au tranchant redoutable acheté quelque temps
auparavant après une pub télé ?
Est-ce son cousin, qui se
prétend psychiatre mais qui s’exprime sans le jargon médical dans une langue
parfaitement policée qui lui sert de support et de prétexte pour nous raconter
la journée qui suit ce meurtre ? Un récit apparemment tiré des discussions
postérieures à l’acte associées à un travail d’analyse antérieur, du temps où
ce cousin aurait été étudiant, mais dont la véracité peut être sérieusement
questionnée une fois le roman achevé.
Ou bien, est-ce tout
simplement l’auteur qui s’amuse à nous entraîner dans un récit schizophrène
pour mieux nous faire toucher du doigt l’enfer dans lequel vivent ceux qui
souffrent de ce mal ?
Laissons chacun lire
cette très belle réalisation avec son propre prisme même si, en lecteur
attentif, vous devriez parvenir par vous-même à arriver à la seule conclusion
logique de cette descente dans la folie. Car, et c’est toute la force du livre,
c’est au cœur même de ce dérèglement mental total, de cette confusion absolue
que nous fait plonger Mondragon.
Suivons la belle
Anastassia. Frustrée de ne s’être pas donnée de plaisir matinal, elle se fige
dans la contemplation d’un petit-pois, ultime rescapé du plat familial du dîner
de la veille qu’elle entreprend de récurer à l’aube. Un petit-pois maléfique au
point de lui parler, de la pousser à commettre un geste sans raison, sans
justification aussi définitif qu’impardonnable. Et d’autant plus impardonnable,
qu’une fois commis l’assassinat de son mari par une main et un bras qui
semblent appartenir à un double d’elle-même, le comportement d’Anastassia
paraît presque inavouable.
Refermant la porte de la
chambre conjugale comme si de rien n’était, elle prépare le petit-déjeuner de
son fils qu’elle envoie tendrement à l’école. Et puis, une journée aussi
intense qu’absurde commence. Une journée qui l’envoie à travers la capitale de
Montevideo comme si elle répondait à l’appel d’un ange qui lui dirait où aller
et que faire. Un ange qui la pousse à se teindre en blonde provoquante au point
de devenir, aux yeux des hommes, une femme à suivre dans la rue, à draguer sans
vergogne ou à héler comme une pute lorsqu’elle se retrouve dans les quartiers
malfamés de la capitale. Une femme qui se rend chez une sœur qu’elle n’a plus
vue depuis des années et en ressort de façon aussi inexplicable. Une femme qui
se lance dans un shopping vespéral après avoir hésité à prendre le bus qui
l’aurait emmenée là où personne n’aurait eu l’idée de la chercher.
Mais, tout ceci est-il
bien réel ? Anastassia existe-t-elle réellement ? Rêve-t-elle ?
Où se situe la frontière entre le réel et le fantasme ? N’est-ce pas
plutôt un rêve de romancier ? Un rêve délicieusement pervers et porté par
une écriture magistralement maîtrisée. A vous de choisir…
Un livre éblouissant en
tous cas.
Publié aux Editions du
Seuil – 2010 – 256 pages