10.8.16

Mémoire de fille – Annie Ernaux


« Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé. »

C’est par cette belle phrase  que se termine le beau livre-catharsis d’Annie Ernaux.  Depuis toujours, l’auteur, à l’image de cette phrase conclusive d’ailleurs, n’a cessé d’être partagée entre la terreur et le besoin d’écrire ce livre en forme de confessions. Peut-être même que sa vocation d’écrivain trouva sa justification profonde dans le besoin d’effectuer un long parcours, avec force détours, pour avoir le courage d’arriver à ce livre, être capable de l’affronter.

Car, ce dont il est question ici c’est du passage du stade de la jeune fille intelligente surprotégée par des parents petits-commerçants certes aimants mais manquant d’allant à celui d’une jeune femme qui allait trouver, difficilement, en franchissant les épreuves une à une, sa place de jeune adulte, émancipée dans la société du début des années soixante.

Devenir femme, c’est affronter la grande question de la sexualité. Coucher avec un garçon est le fantasme chuchoté par toutes les jeunes filles de la fin de ces années cinquante sans qu’elles ne sachent vraiment comment les choses se passeront pour elles comme pour les garçons avec qui elles devront franchir cette épreuve.

Aussi, quand Annie Duchesnes – son nom de jeune fille – se retrouve monitrice d’à peine dix-huit ans dans l’aerium de la ville de Sées dans l’Orne, elle ne sait pas encore que ce mélange d’attente, d’excitation et d’angoisse est à l’aube de trouver une forme de concrétisation.

C’est ce parcours inattendu, brutal, cette première nuit qui ne cesse de tanguer entre cauchemar éveillé et résignation que nous raconte d’emblée une femme, à soixante ans de distance. Un traumatisme tel qu’il va faire vaciller sa personnalité, faisant de la jeune fille discrète une fille prétendument délurée, facile. Une fille qui pense avoir perdu sa virginité sans en être toutefois certaine tellement le mystère de l’acte reste entier. Un être qui, pendant les années qui suivent, va inconsciemment se fabriquer une nouvelle identité, dissimulant une destruction profonde de son soi par une longue période d’aménorrhée et de boulimie.

Toutes ces errances, toutes ces incompréhensions indécodables faute d’expérience ou de parents à même de comprendre et d’accompagner correctement, celle qui est entretemps devenue Annie Ernaux les contemple à distance. Elle mène une sorte de grande enquête sans fausse pudeur, acceptant de se confronter à elle-même, d’affronter ses terreurs refoulées, redécouvrant sans qu’ils le sachent celles et ceux qui jouèrent un rôle essentiel à cette époque, tachant aussi et surtout de comprendre, et d’excuser du moins indirectement et implicitement, cette jeune fille qu’elle fut.

Elle signe du coup un livre profondément touchant, humain, sincère qui nous rappelle que, toutes et tous, nous avons appris à vivre avec des blessures et que nous aurions du mal, nous aussi, à nous reconnaître à des décennies de distance.


Publié aux Editions Gallimard – 2016 – 151 pages