« Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce
qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années
après, ce qui est arrivé. »
C’est par cette belle phrase
que se termine le beau livre-catharsis d’Annie Ernaux. Depuis toujours, l’auteur, à l’image de cette
phrase conclusive d’ailleurs, n’a cessé d’être partagée entre la terreur et le
besoin d’écrire ce livre en forme de confessions. Peut-être même que sa
vocation d’écrivain trouva sa justification profonde dans le besoin d’effectuer
un long parcours, avec force détours, pour avoir le courage d’arriver à ce
livre, être capable de l’affronter.
Car, ce dont il est question ici c’est du passage du stade
de la jeune fille intelligente surprotégée par des parents petits-commerçants
certes aimants mais manquant d’allant à celui d’une jeune femme qui allait
trouver, difficilement, en franchissant les épreuves une à une, sa place de
jeune adulte, émancipée dans la société du début des années soixante.
Devenir femme, c’est affronter la grande question de la
sexualité. Coucher avec un garçon est le fantasme chuchoté par toutes les
jeunes filles de la fin de ces années cinquante sans qu’elles ne sachent
vraiment comment les choses se passeront pour elles comme pour les garçons avec
qui elles devront franchir cette épreuve.
Aussi, quand Annie Duchesnes – son nom de jeune fille – se
retrouve monitrice d’à peine dix-huit ans dans l’aerium de la ville de Sées
dans l’Orne, elle ne sait pas encore que ce mélange d’attente, d’excitation et
d’angoisse est à l’aube de trouver une forme de concrétisation.
C’est ce parcours inattendu, brutal, cette première nuit qui
ne cesse de tanguer entre cauchemar éveillé et résignation que nous raconte
d’emblée une femme, à soixante ans de distance. Un traumatisme tel qu’il va
faire vaciller sa personnalité, faisant de la jeune fille discrète une fille
prétendument délurée, facile. Une fille qui pense avoir perdu sa virginité sans
en être toutefois certaine tellement le mystère de l’acte reste entier. Un être
qui, pendant les années qui suivent, va inconsciemment se fabriquer une
nouvelle identité, dissimulant une destruction profonde de son soi par une
longue période d’aménorrhée et de boulimie.
Toutes ces errances, toutes ces incompréhensions
indécodables faute d’expérience ou de parents à même de comprendre et
d’accompagner correctement, celle qui est entretemps devenue Annie Ernaux les
contemple à distance. Elle mène une sorte de grande enquête sans fausse pudeur,
acceptant de se confronter à elle-même, d’affronter ses terreurs refoulées,
redécouvrant sans qu’ils le sachent celles et ceux qui jouèrent un rôle
essentiel à cette époque, tachant aussi et surtout de comprendre, et d’excuser
du moins indirectement et implicitement, cette jeune fille qu’elle fut.
Elle signe du coup un livre profondément touchant, humain,
sincère qui nous rappelle que, toutes et tous, nous avons appris à vivre avec
des blessures et que nous aurions du mal, nous aussi, à nous reconnaître à des
décennies de distance.
Publié aux Editions Gallimard – 2016 – 151 pages