Sans attendre, Colum McCann happe son lecteur par la force
de son style, la beauté de ses phrases souvent longues et serties de multiples
détails. La musique des mots, savamment dosée, joue une importance primordiale
chez cet auteur irlandais majeur pour nous entrainer dans son univers si
particulier, souvent d’une extrême sobriété, et dans lequel les relations
humaines tiennent une place essentielle.
Dans « Le chant du coyote », c’est d’une
impossible relation père-fils, autour d’une mère absente, disparue à jamais
sans laisser le moindre trace, dont il est question. La séquence initiale est,
en soi, d’une beauté bouleversante et dit déjà l’essentiel de cette relation
distante et prudente entre Conor, un jeune homme d’une vingtaine d’années
revenu pour quelques jours en Irlande pour une question de visa, et son père.
Conor observe à distance, avec un mélange de respect et
d’incompréhension, ce père âgé et solitaire, négligé et d’une maigreur
spectrale, assis au bord de la rivière de ce comté de Mayo, perdu au milieu de
la lande irlandaise, absorbé dans une partie de pêche. Rien ne se passera avant
de longues heures, rien d’autre que cette observation unilatérale, fondamentale
pour laisser remonter des bribes de souvenirs et donner ainsi à comprendre au
lecteur, peu à peu, comment et pourquoi ce père et ce fils en sont venus à
s’ignorer.
Puis, lorsque Conor finira par signaler sa présence et
proposera à son père de passer quelques jours avec lui dans sa masure
crasseuse, le temps de renouveler son visa de travail pour les Etats-Unis où il
séjourne désormais, commencera alors le long et hasardeux processus permettant
à ces deux hommes solitaires et marginaux à réapprendre à se connaître. Au
bout, peut-être l’un et l’autre parviendront-ils à se pardonner. McCann ne nous
donnera pas véritablement la réponse, mais, au moins, le souci de l’un de
l’autre aura repris son cours douloureusement interrompu.
L’auteur use du classique procédé de constants flash-backs
pour illustrer les pensées qui remontent et les rares dialogues qui, presque toujours,
se finissent par la fuite de ce père qui a fini par noyer sa souffrance dans
l’extrême solitude et le seul intérêt pour une pêche à la mouche hasardeuse qui
occupe ses journées.
On suivra alors le parcours de cet homme qui fut un
photographe des pauvres et des délaissés, engagé très tôt à suivre la guerre
d’Espagne avant que d’émigrer aux Etats-Unis puis au Mexique où il fit la
rencontre de celle qui devint son épouse. Malgré leurs dix ans de différence
d’âge, c’est un amour total de l’un pour l’autre qui sut éclore et se
développer, en dépit de la pauvreté constante, de la difficulté à vivre, de la
précarité constante et surtout, de cette instabilité profonde de cet homme qui,
toujours, le poussa plus loin sur les routes à chercher la reconnaissance qu’il
n’obtint jamais.
En nous laissant voir, au fil des pages, certains des
bouleversants clichés pris par ce père et observés par un fils encore trop
jeune lorsqu’il les découvrit, en y apportant un soin descriptif
extraordinaire, en faisant courir l’imagination pour réinventer le contexte de
la prise, Conor réussit un tour de force littéraire qui ancre encore plus son
récit dans une forme de nostalgie et de regrets d’une vie qui finit par être
gâchée.
Ce furent l’alcool, la pauvreté et l’impossible reconnaissance
d’un travail d’artiste à fleur de peau, magicien de la lumière, qui finirent
par provoquer l’irréparable qui conduisit cette épouse et mère d’une
extraordinaire beauté à partir sans laisser de traces, aussitôt suivie par un
fils qui ne le pardonna jamais à ce père devenu imprévisible.
La séquence finale est un écho à celle initiale. Conor
observe son père lancer avec un regain de goût à la vie sa ligne à la recherche
d’un poisson fantasmagorique avant que de reprendre son sac et sa propre route.
Un livre d’une rare densité indispensable à tout amoureux de
la belle littérature.
Publié aux Editions 1018 – 1996 – 283 pages