Ian McEwan est décidément un sacré auteur et il en fait, une
fois de plus, la brillante démonstration avec ce roman poignant et subtil
qu’est « Sur la plage de Chesil ».
On oublie, en ce XXIème siècle qui fait de la libération des
corps et des esprits un quasi dogme, combien le poids des traditions était
encore grand au début des années soixante, dans un monde qui se relevait tout
juste d’un conflit majeur, dont les valeurs avaient été ébranlées et qui voyait
les vestiges d’un colonialisme occidental partir en fumée. C’est ce que McEwan
veut nous rappeler ici en nous disant, à sa façon, que l’ignorance, la
tradition mal assumée, l’impréparation à mener une vie d’adulte capable de
s’assumer librement peuvent conduire à des vies personnelles brisées faute
d’avoir su dire ou faire ce qu’il aurait fallu à un moment crucial de son
existence.
Comme toujours chez McEwan, l’introspection joue un rôle
prépondérant dans la trame romanesque. C’est en plongeant dans la tête des
personnages, en suivant le parcours sinueux et plein d’embûches de leurs
pensées que l’on voit le drame se former et que l’on comprend comment et
pourquoi l’inéluctable se produit alors qu’il eût été si simple de l’arrêter,
par un mot, un geste, une pensée. Car souvent, chez cet auteur, c’est le
décalage entre le vouloir, rationnel, fruit d’une éducation ou d’une réflexion
mais qui réclame de prendre sur soi, de faire un effort pour surmonter une
épreuve et se conformer aux attentes, et le pouvoir, fruit de la réaction
épidermique, non contrôlable, expression de ce que l’on pense ou est vraiment,
qui fait l’action dans une unité de temps et de lieu fréquemment condensée.
C’est donc tout ceci que va camper McEwan en nous plaçant
dans la tête d’Edward et de Florence, ces deux jeunes gens qui viennent de se
marier et qui partagent dans un hôtel au bord de la plage de Chesil un dîner en
tête à tête avant que de consommer leur mariage. Tous deux sont vierges et se
sont faits une représentation de l’amour un peu idéalisée. Ils sont pourtant
éduqués, Edward étant récemment diplômé d’Histoire médiévale anglaise et
Florence étant une violoniste douée, à la tête d’un jeune quatuor plein de
promesses.
Parce qu’ils manquent totalement de pratique et
d’informations, parce qu’Edward brûle de désir pour sa nouvelle épouse alors
que celle-ci redoute depuis des mois l’épreuve de l’amour physique, la douleur
pressentie de la pénétration et craint de ne pas se montrer à la hauteur des attentes
de son mari, tous deux ont créé, a priori, les parfaites conditions d’un fiasco
total. Nous allons en suivre toutes les étapes, de façon méthodique et
détaillée, presque clinique, tout en comprenant, grâce au recours constant à
des flash-backs, comment l’histoire personnelle de ces deux jeunes gens les
prédestinaient en quelque sorte à un échec dont ils sortiront détruits.
Une prédestination qui trouve ses racines dans l’histoire
familiale, dans l’éducation reçue, dans la représentation mentale des actes
auxquels ils ne sont pas préparés. Un échec qui trouve aussi ses racines dans
une conception a priori de la vie incompatible, Florence ne vivant et ne
s’exprimant que dans la musique, le reste n’étant rien, un vide physique,
Edward étant plus sanguin, dominant avec difficulté la violence qui est en lui,
exutoire d’une vie personnelle difficile dans une famille pauvre avec une mère
folle et un père qui a baissé les bras.
Chaque scène s’emboîte parfaitement avec la précédente et
constitue une pièce du grand puzzle qui se fabrique sous nos yeux. Malgré le
sujet difficile, McEwan n’est jamais vulgaire même lors de la description
dantesque du fiasco sexuel qui précipitera le couple à sa propre faillite.
Le livre est bouleversant et magnifique et s’impose comme
l’un des chefs-d’œuvre de l’un des écrivains anglais les plus doués de sa
génération.
Publié aux Editions Gallimard – 2008 – 149 pages