Les œuvres musicales peuvent parfois être pleines de
paradoxes. C’est assurément le cas pour la fameuse Sonate à Kreutzer de
Beethoven. Bien que dédiée à l’un des plus grands violonistes de son temps,
elle ne fut jamais interprétée par son dédicataire officiel et fut en réalité
créée le matin même où elle finit d’être couchée sur le papier par Beethoven et
son ami violoniste George Bridgetower à qui elle était destinée. C’est cette
histoire, oubliée de nos jours, que nous conte avec verve et une gourmandise
certaines l’écrivain congolais Emmanuel Dongala.
George Bridgetower fut un enfant prodige. Elève de Haydn, il
révéla très tôt des dispositions exceptionnelles pour le violon dont il devient
un virtuose dès l’âge de huit ans. Fils d’une mère polonaise et d’un père
descendant direct d’esclaves venus de la Barbade, l’enfant mulâtre bénéficia
très tôt de l’entregent de son père, interprète multilingue du Prince
Esterhazy, qui, se faisant passer lui-même pour un Prince d’Abyssinie, n’eut de
cesse que de faire la promotion effrénée de son fils auprès des grandes cours
européennes.
Avec une verve naturelle au service d’une observation
historique éclairée, Emmanuel Dongale nous entraîne dans le Paris secoué par
les troubles de plus en plus inquiétants qui vont mener à la Révolution, puis à
Londres qui ne jure alors que par Haendel avant de se retrouver, une décennie
plus tard, à Vienne où un Beethoven trentenaire est en train de révolutionner
les formes musicales de fond en comble.
George Bridgetower, grâce à un père séducteur et
manipulateur mais, surtout, grâce à son talent extraordinaire, sut très vite
séduire un public d’aristocrates avertis qui le mena directement auprès des
cours royales ou princières dont il devint un favori et un protégé.
Au-delà de la vie passionnante de Bridgetower (en
particulier pour qui s’intéresse à la musique, à son histoire et à son
évolution permanente qui n’est autre que l’un des reflets de l’évolution des
sociétés et des pensées), l’une des forces de ce livre est de nous plonger au
cœur d’un monde en train de basculer. Basculement révolutionnaire en France
accompagné d’une ébullition scientifique qui pose les jalons de la science
moderne dont certains des auteurs n’échapperont pas cependant à la guillotine
qui fauche aveuglément ou par vengeance ou intérêt personnels. Basculement du
regard des hommes sur les femmes qui réclament, et obtiennent peu à peu, plus
de libertés et de reconnaissance.
Basculement de l’esclavage, source
essentielle de la richesse bourgeoise ou aristocrate, mais qui ne résistera pas
à l’évolution des pensées et des pressions de plus en plus organisées pour en
obtenir l’abolition au nom des principes de liberté, d’égalité et de
fraternité.
C’est dans ce bouillonnement permanent où tous les repères
culturels, artistiques, sociaux, politiques et économiques se mettent à bouger
à une vitesse jusqu’ici inconnue, prémisses des autres révolutions à venir et
qui vont se succéder, qu’évolue George Bridgetower et que trouvera sa place la
sonata mullatica (sonate au mulâtre) de Beethoven avec des déboires à l’image
de son compositeur et de son temps.
Voici un livre passionnant et original et fort
recommandable.
Publié aux Editions Actes Sud – 2017 – 334 pages