17.6.17

La sonate à Bridgetower – Emmanuel Dongale


Les œuvres musicales peuvent parfois être pleines de paradoxes. C’est assurément le cas pour la fameuse Sonate à Kreutzer de Beethoven. Bien que dédiée à l’un des plus grands violonistes de son temps, elle ne fut jamais interprétée par son dédicataire officiel et fut en réalité créée le matin même où elle finit d’être couchée sur le papier par Beethoven et son ami violoniste George Bridgetower à qui elle était destinée. C’est cette histoire, oubliée de nos jours, que nous conte avec verve et une gourmandise certaines l’écrivain congolais Emmanuel Dongala.

George Bridgetower fut un enfant prodige. Elève de Haydn, il révéla très tôt des dispositions exceptionnelles pour le violon dont il devient un virtuose dès l’âge de huit ans. Fils d’une mère polonaise et d’un père descendant direct d’esclaves venus de la Barbade, l’enfant mulâtre bénéficia très tôt de l’entregent de son père, interprète multilingue du Prince Esterhazy, qui, se faisant passer lui-même pour un Prince d’Abyssinie, n’eut de cesse que de faire la promotion effrénée de son fils auprès des grandes cours européennes.

Avec une verve naturelle au service d’une observation historique éclairée, Emmanuel Dongale nous entraîne dans le Paris secoué par les troubles de plus en plus inquiétants qui vont mener à la Révolution, puis à Londres qui ne jure alors que par Haendel avant de se retrouver, une décennie plus tard, à Vienne où un Beethoven trentenaire est en train de révolutionner les formes musicales de fond en comble.

George Bridgetower, grâce à un père séducteur et manipulateur mais, surtout, grâce à son talent extraordinaire, sut très vite séduire un public d’aristocrates avertis qui le mena directement auprès des cours royales ou princières dont il devint un favori et un protégé.

Au-delà de la vie passionnante de Bridgetower (en particulier pour qui s’intéresse à la musique, à son histoire et à son évolution permanente qui n’est autre que l’un des reflets de l’évolution des sociétés et des pensées), l’une des forces de ce livre est de nous plonger au cœur d’un monde en train de basculer. Basculement révolutionnaire en France accompagné d’une ébullition scientifique qui pose les jalons de la science moderne dont certains des auteurs n’échapperont pas cependant à la guillotine qui fauche aveuglément ou par vengeance ou intérêt personnels. Basculement du regard des hommes sur les femmes qui réclament, et obtiennent peu à peu, plus de libertés et de reconnaissance. 

Basculement de l’esclavage, source essentielle de la richesse bourgeoise ou aristocrate, mais qui ne résistera pas à l’évolution des pensées et des pressions de plus en plus organisées pour en obtenir l’abolition au nom des principes de liberté, d’égalité et de fraternité.

C’est dans ce bouillonnement permanent où tous les repères culturels, artistiques, sociaux, politiques et économiques se mettent à bouger à une vitesse jusqu’ici inconnue, prémisses des autres révolutions à venir et qui vont se succéder, qu’évolue George Bridgetower et que trouvera sa place la sonata mullatica (sonate au mulâtre) de Beethoven avec des déboires à l’image de son compositeur et de son temps.

Voici un livre passionnant et original et fort recommandable.

Publié aux Editions Actes Sud – 2017 – 334 pages