C’est avec ce premier roman que Jean-Michel Guenassia, âgé
alors de cinquante-neuf ans, fit son entrée remarquée dans le monde
littéraire. Jusque-là, il avait fait
toute sa carrière comme avocat d’abord mais aussi comme scénariste pour la
télévision quand il n’écrivait pas des pièces de théâtre (sans rencontrer de
succès du public toutefois). A bien scruter sa biographie, on s’aperçoit aussi
qu’il fut l’auteur lointain d’un roman policier, remarqué et récompensé, genre
qu’il ne désira cependant pas explorer plus avant.
C’est avec un gros pavé de près de huit-cent pages que ce
joli tour de force est réalisé. Une longue observation des années soixante par
un adolescent qui, peu à peu, découvre la véritable difficulté du monde qui
l’entoure.
La meilleure façon de rendre compte du climat de ce roman
ambitieux et très réussi est de le faire autour de la double assertion du mot
« échecs ». Plus passionné par le baby-foot et la photographie que
par ses études à Henri IV, le jeune Michel Marini échoue un jour par hasard
dans l’arrière-salle d’un bar-brasserie du côté de Denfert-Rochereau. Quelle
n’est pas sa surprise d’y trouver Jean-Paul Sartre et Joseph Kessel se livrer à
une partie d’échecs au beau milieu d’une bande de réfugiés de l’Europe de l’Est
tentant de dialoguer dans un Français plus ou moins chaotique quand ils ne
s’invectivent pas dans leurs langues respectives générant une immense
cacophonie.
Dès lors, la découverte du jeu, sa pratique deviennent un
moyen d’apprentissage et plus encore un prétexte à rencontrer des hommes
particulièrement maltraités par la vie, victimes des mécanismes totalitaires
que les odieux régimes communistes d’alors avaient déployé à leur encontre.
C’est toute l’histoire stalinienne qui peu à peu se dévoile, pudiquement, comme
une somme de secrets difficiles à révéler parce qu’honteux et lourds.
Les échecs, ce sont aussi ceux des déceptions, des erreurs, des
ratages que la vie réserve à tout un chacun. Echec à comprendre ce qui a pu
pousser son frère à tout plaquer pour s’engager dans l’armée et partir faire la
guerre en Algérie. Echec à sortir d’une relation ambigüe avec la petite-amie du
frangin qui, par ailleurs, lui ouvre le monde de la photographie. Echec du couple
parental qui, à force de tensions, de rancoeurs et pour des questions d’origine
sociale si différente va finir par exploser sous les yeux d’un adolescent
impuissant. Echec des réfugiés réunis par la passion commune d’un jeu à pouvoir
maintenir des relations humaines apaisées car le passé, mal enterré, resurgit
avec la puissance tellurique des éruptions volcaniques.
Guenassia aurait pu facilement se perdre, et ses lecteurs
avec, face à une telle ambition. Il parvient à maintenir une cohérence, une
lisibilité, une unité romanesque totale entre tous ses personnages qui
s’agitent avec la frénésie d’une société portée par la volonté de reconquête,
croyant encore pour peu de temps en un avenir radieux. D’incorrigibles
optimistes en dépit de tout. Arriveront l’indépendance de l’Algérie, Mai 68, le
choc pétrolier qui finiront, de fil en aiguille, à nous mener au désastre moral
et politique actuel…
Publié au livre de Poche – 2009 – 731 pages