Livre après livre, la
grande romancière américaine Louise Erdrich, fille d’une Indienne d’origine
ojibwa et d’un père Allemand, explore l’histoire et l’inconscient du peuple
maternel dont elle s’est fait un chantre pudique. Car trouver sa véritable
place dans la société américaine quand on est issu de ces survivants des
massacres à grande échelle de l’armée des colons, que l’on vit plus ou moins
reclus dans des réserves concédées du bout des lèvres après bien des combats et
que l’on souffre d’un racisme qui n’a jamais véritablement disparu du côté de
la middle-class blanche, puritaine et conservatrice reste un bien difficile
exercice de nos jours méritant une mise en lumière selon les capacités de
chacun. Une sorte de mission sacrée que la romancière s’est finalement donnée
et qu’elle défend, à ton mesuré, depuis qu’elle a commencé d’écrire.
Son dernier roman ne
déroge pas à ce principe bien qu’il emprunte un chemin considérablement plus
escarpé que dans les productions précédentes. Tout commence lorsqu’un jeune
garçon de cinq ans est tué accidentellement par son voisin lors d’une partie de
chasse. Parce qu’il s’agissait d’un neveu (l’un des fils de la demi-sœur de son
épouse) et par respect des traditions ancestrales, une seule solution permet
d’espérer réparer l’irréparable et de tuer dans l’œuf toute tentation de
vendetta. Pour cela, il faudra renoncer à son propre fils, LaRose, le cousin et
le camarade de jeu du petit mort pour le confier à la famille du défunt en
guise de remplacement, de dédommagement et de punition.
Un auteur quelconque
aurait sans doute déjà établi une trame romanesque solide sur ce début,
explorant en profondeur les affres des familles donneuses et receveuses, le
travail de deuil de part et d’autre ainsi que les troubles psychologiques d’un
enfant brutalement basculé d’un monde qui lui est tout à un autre, sans
explication. Certes, ces dimensions sont effectivement largement abordées par
l’auteur mais elles sont encapsulées dans un récit volontairement tortueux nous
conduisant sans cesse sur la piste des ancêtres. Car, depuis des générations,
cet étrange prénom de LaRose se transmet de père en fils ou de mère en fille.
Toujours, il échoit à un être au destin peu commun, à un jeune humain dont la
vie sera faite autant de douleurs que de joies.
A son tour, ce nouveau
LaRose devient le médium des tensions entre ces deux familles, déchirées autour
de pertes bilatérales et dont les demi-sœurs se détestent. Au fil des
circonstances et des rencontres, il est aussi le passeur d’âmes, celui qui est
capable de voir et de dialoguer avec les ancêtres et d’inscrire ainsi les
grandes étapes de sa propre vie et celle de son entourage dans un schéma plus
global. Il prend conscience peu à peu de son rôle pour perpétuer des traditions
et une langue qui, sans cela, sous la pression d’un monde moderne et féroce,
disparaitraient à jamais. LaRose est, de fait, bien plus qu’en enfant
balloté : il est un témoin de son peuple, un acteur de l’histoire de ce
dernier.
Autour de lui, les adultes
se débattent, aux prises avec leurs démons, leurs angoisses, leurs échecs,
leurs frustrations. Louise Erdrich a ce génie de savoir imaginer des
personnages secondaires forts, à la violence exprimée ou contenue à grand
peine, toujours sur le point d’exploser, symboles aux multiples facettes d’un
monde qui ne fait aucun cadeau aux faibles. L’auteur signe un roman magistral,
complexe, un livre qui gratte et qui pique comme ces milliards de tiques
auxquelles il est fait allusion et qui viennent se nicher sous la peau de l’une
des « sœurs » de LaRose dans une sublime séquence du récit.
Publié aux Editions Albin
Michel – 2018 – 513 pages