Alfa Ndiaye et Mademba
Diop ont vécu une enfance et une adolescence heureuses dans leur village natal
au Sénégal au point de devenir plus que des amis : des véritables plus que
frères, des frères d’âme. Alors, c’est ensemble que le chétif Mademba et le
colosse Alfa vont s’engager dans les forces coloniales pour aller se battre dans
les tranchées de l’épouvantable guerre de 14-18. Par amour de la patrie et par
désir de revenir auréolés de gloire et riches.
Sur le terrain de
bataille, ils veillent l’un sur l’autre, se battant au coude-à-coude jusqu’au
jour où Mademba, jailli avant tous les autres de la tranchée pour monter à un
nouvel assaut se fait traitreusement éventrer. Il mourra lentement, dans
d’atroces souffrances, dans les bras d’Alfa. Dès lors, le colosse noir va
sombrer dans une sorte de folie meurtrière, décidé à faire payer coûte que
coûte aux ennemis d’en face la mort de son frère d’âme. Il ne s’agit plus de
tuer pour survivre ou gagner quelques illusoires mètres d’un terrain dévasté,
infesté de cadavres et de rats. Le but d’Alfa est de semer la terreur parmi les
rangs allemands en éventrant froidement des victimes hors des temps de combat
pour ramener ensuite une main accrochée au fusil ennemi en signe de trophée.
Cela vaudra au début
gloire et reconnaissance au soldat Alfa. Puis, les mains s’accumulant, la peur,
le dégoût et une forme d’ostracisme vont se faire jour. Car ce n’est plus de
morts guerrières qu’il s’agit alors mais de froides vengeances, d’une pratique
qui, s’apparentant à une forme de sorcellerie, protégeant son auteur des balles
ennemies, terrifie ses compagnons d’armes.
Toute l’originalité et la
force de ce premier roman tient dans la langue utilisée. Une langue colorée et
imagée comme celle des griots africains, une langue qui, à force de formules
sans cesse répétées, installe un rythme quasi-hallucinatoire rendant bien
compte de l’abrutissement bestial qui prévaut chez ces soldats épuisés et en
survie permanente. De plus, l’auteur parvient à faire remarquablement coexister
le récit d’une guerre horrible, où toute joie semble avoir disparu, avec celui
de la réminiscence des années africaines qui, elles aussi, comportèrent peines
et joies. Car, désormais, toute la vie d’Alfa oscillera entre cette terre qu’il
a quittée heureux et fier et celle qui a englouti son plus que frère Mademba et
où lui, Alfa, a perdu son âme.
Au final, c’est un récit
frappant et réussi que nous découvrons, un livre qui, par ses images choc,
s’installera durablement et à part dans une littérature de genre aux titres
aussi innombrables que les victimes du conflit qu’ils décrivirent.
Publié aux Editions Seuil
– 2018 – 175 pages