« Homo homine lupus » (l’homme est un loup pour
l’homme). Agustina Bazterrica aurait pu choisir cette célèbre formule latine
pour sous-titrer son roman en forme de coup de poing.
Dans un futur qui ne semble pas si éloigné que cela, la
société humaine imaginée par la romancière argentine aura profondément changé.
En raison d’une guerre bactériologique engendrée par la surpopulation et la
dégradation de notre environnement, toute consommation de viande animale a été
interdite. Les protéines végétales ne suffisant pas et malgré le
contingentement de la population mondiale, il a été décidé d’élever des humains
à la seule fin d’en faire de la viande de consommation. Pour cacher cette
horreur cannibale, des termes neutres, aseptisés ont été définis. On ne parle
que de « têtes » et de « bétail » dans les abattoirs chargés
d’élever ces « produits » où les pieds deviennent les
« extrémités basses », les mains « les extrémités hautes »
etc…
Pour éviter toute rébellion et tout apitoiement du personnel
chargé de la basse besogne, on aura refusé toute éducation à ces
« produits » et on leur aura coupé les cordes vocales afin de ne pas
risquer la moindre perturbation avec celles et ceux qui leur ressemblent
pourtant de très près. Après une petite période d’adaptation, le système s’est
mis à bien fonctionner et alimente tout un circuit parallèle pour la chasse ou bien
la consommation personnelle de viande de premier choix, découpée par petits
bouts encore vivante par ceux qui en ont les moyens.
Tejo, le bras droit du patron des abattoirs Krieger, réputés
pour la qualité de leurs « produits », s’est jusque-là parfait
accommodé de la situation. Mais depuis la mort de son bébé et la dépression de
son épouse repartie vivre chez sa mère, il doute de plus en plus. Des doutes
qui vont se transformer en un affreux dilemme lorsqu’il reçoit comme cadeau de
la part d’un de ses fournisseurs ayant failli à ses engagements une superbe
femelle de premier choix à élever chez lui pour sa consommation personnelle.
Commence alors un processus où les interrogations et les perturbations
affectives de Tejo vont transformer son regard sur la marchandise dont il fait
commerce. De bétail, la jeune femme va prendre la place d’une belle amoureuse
toute entière dévouée à celui qu’elle perçoit comme son protecteur. Jusqu’à une
fin, inattendue, caractérisant bien l’esprit de ce roman original et
dérangeant.
Cœurs sensibles s’abstenir : les scènes où rien ne vous
est épargné des techniques d’abattage, de nettoyage, de découpe, de
conservation ou de consommation de nos amis les humains sont nombreuses et
particulièrement crues. Un parti-pris parfaitement justifié par cette violence
omniprésente qui régit un monde où toutes nos perceptions ont été altérées par
un séisme profond, définitif entretenu par une propagande gouvernementale et
médiatique. Un roman aux sens multiples, à consommer sans modération !
Publié aux Editions Flammarion – 2019 – 295 pages