Etienne, reporter
photographe de guerre, a été de tous les conflits, témoins de toutes les
horreurs. Pourtant, un jour, en Afrique, son regard reste accroché par une
scène presque banale mais intrigante alors que les vainqueurs du moment
approchent dangereusement. Un moment de sidération qui va faire basculer sa
vie. Resté immobile quand il aurait fallu courir à toutes jambes, le voilà
brutalement attrapé et jeté dans une voiture, devenu la proie de ravisseurs
dont il ne sait ni ne saura rien si ce n’est qu’il est désormais devenu leur
monnaie d’échange. Une monnaie qui peut à tout moment se transformer en cadavre
abandonné au néant.
Et puis, un jour, après
que le décompte du temps se soit transformé en un amalgame confus de gestes
infirmes quotidiens pour tenter de survivre, de ne pas sombrer dans la folie ou
le désespoir, que les pensées aient été réduites au strict minimum, le voici
embarqué dans un périple qui le ramène chez lui, en France.
Commence alors un lent et
compliqué travail de reconstruction, une fois le debriefing obligatoire passé.
Un travail souhaité dans le silence quelque part dans un village montagnard
proche de la frontière italienne, dans son village natal et chez sa mère,
Irène, qui a vécu depuis l’enlèvement de son fils dans l’espoir et l’attente de
ce moment.
Un lent travail de
reconstruction opéré autour de quatre personnages, tous otages intimes de leur
passé, des relations qu’ils ont tissées entre eux, des choix de vie qu’ils ont
faits pour fuir ou réparer une blessure intime. Un processus dans lequel la
musique qu’Etienne, pianiste, n’a eu de cesse de jouer dans sa tête lorsqu’il
était incarcéré et tenu reclus, joue un rôle essentiel. Car trois des
protagonistes furent des amis d’enfance, inséparables, élevés ensemble par
Irène. Tous trois pratiquèrent la musique en trio en même temps qu’ils
cheminèrent douloureusement, nous le comprendrons peu à peu, vers l’âge adulte.
Enzo, le violoncelliste
du trio, vit toujours au village. Ebéniste, il vit seul partageant son temps
libre entre le parapente et la dégustation des bons vins. C’est un esthète qui
vit dans la douleur résignée de la séparation d’avec Jofranka, son épouse, et
amie d’enfance. Celle-ci est la flûtiste de ce trio. Depuis sa séparation, elle
s’est installée à La Haye où, elle, l’ex-réfugiée adoptée, écoute et tente de
convaincre les femmes victimes des violences propres à tous les conflits de
témoigner contre leurs agresseurs.
Tous trois vont se
retrouver pour accompagner Etienne dans un cheminement qui va rouvrir des
plaies, esquisser des possibles, libérer de ces regrets ou blessures
profondément enfouies, niées dont ils sont tous otages.
Autour de ce trio gravite
Irène, elle aussi otage d’un mari volage, disparu en mer, détentrice de secrets
qu’elle croit seule détenir. Mais Enzo, un jour suspendu à son parapente, a
surpris l’un de ces secrets avec lequel il lui aura fallu apprendre à vivre à
son tour.
Et puis, avant de partir,
Etienne avait une compagne qu’il a laissée en France sur une scène signant une
quasi-rupture. Du coup, le retour de l’amant ouvre la perspective d’une
reconstruction personnelle dont la forme reste à inventer, par hésitations et
essais successifs et que nous allons suivre à distance, en parallèle de celle
qui occupe ces amis d’enfance perdus dans leur village isolé. Une autre
victime, otage intime d’une relation qui l’a détruite.
Avec une infinie douceur,
un sens de l’émotion intense, Jeanne Benameur nous fait progresser dans sa
partition littéraire où les fils s’entrecroisent et les voix se superposent
sans jamais agresser malgré la violence psychologique des situations. Une
partition dont les pages s’ouvrent et progressent au fur et à mesure que la
musique reprend ses droits, que les interprètes se remettent à jouer, seuls
d’abord, avant de reformer le temps d’une soirée le trio, étape symbolique qui
permet de tout effacer et de repartir d’une feuille blanche.
L’intelligence de
l’auteur est aussi de laisser la partition comme inachevée, ouvrant tous les
possibles, toutes les interprétations imaginables à ses lecteurs qui auront
vécu un très très grand moment de littérature.
Voici un livre
injustement oublié des sélections pour les Prix jusqu’ici et un de mes immenses
coups de cœur de ces six derniers mois. Une splendeur !
Publié aux Editions Actes
Sud – 2015 – 192 pages