6.2.16

Otages intimes – Jeanne Benameur


Etienne, reporter photographe de guerre, a été de tous les conflits, témoins de toutes les horreurs. Pourtant, un jour, en Afrique, son regard reste accroché par une scène presque banale mais intrigante alors que les vainqueurs du moment approchent dangereusement. Un moment de sidération qui va faire basculer sa vie. Resté immobile quand il aurait fallu courir à toutes jambes, le voilà brutalement attrapé et jeté dans une voiture, devenu la proie de ravisseurs dont il ne sait ni ne saura rien si ce n’est qu’il est désormais devenu leur monnaie d’échange. Une monnaie qui peut à tout moment se transformer en cadavre abandonné au néant.

Et puis, un jour, après que le décompte du temps se soit transformé en un amalgame confus de gestes infirmes quotidiens pour tenter de survivre, de ne pas sombrer dans la folie ou le désespoir, que les pensées aient été réduites au strict minimum, le voici embarqué dans un périple qui le ramène chez lui, en France.

Commence alors un lent et compliqué travail de reconstruction, une fois le debriefing obligatoire passé. Un travail souhaité dans le silence quelque part dans un village montagnard proche de la frontière italienne, dans son village natal et chez sa mère, Irène, qui a vécu depuis l’enlèvement de son fils dans l’espoir et l’attente de ce moment.

Un lent travail de reconstruction opéré autour de quatre personnages, tous otages intimes de leur passé, des relations qu’ils ont tissées entre eux, des choix de vie qu’ils ont faits pour fuir ou réparer une blessure intime. Un processus dans lequel la musique qu’Etienne, pianiste, n’a eu de cesse de jouer dans sa tête lorsqu’il était incarcéré et tenu reclus, joue un rôle essentiel. Car trois des protagonistes furent des amis d’enfance, inséparables, élevés ensemble par Irène. Tous trois pratiquèrent la musique en trio en même temps qu’ils cheminèrent douloureusement, nous le comprendrons peu à peu, vers l’âge adulte.

Enzo, le violoncelliste du trio, vit toujours au village. Ebéniste, il vit seul partageant son temps libre entre le parapente et la dégustation des bons vins. C’est un esthète qui vit dans la douleur résignée de la séparation d’avec Jofranka, son épouse, et amie d’enfance. Celle-ci est la flûtiste de ce trio. Depuis sa séparation, elle s’est installée à La Haye où, elle, l’ex-réfugiée adoptée, écoute et tente de convaincre les femmes victimes des violences propres à tous les conflits de témoigner contre leurs agresseurs.

Tous trois vont se retrouver pour accompagner Etienne dans un cheminement qui va rouvrir des plaies, esquisser des possibles, libérer de ces regrets ou blessures profondément enfouies, niées dont ils sont tous otages.

Autour de ce trio gravite Irène, elle aussi otage d’un mari volage, disparu en mer, détentrice de secrets qu’elle croit seule détenir. Mais Enzo, un jour suspendu à son parapente, a surpris l’un de ces secrets avec lequel il lui aura fallu apprendre à vivre à son tour.

Et puis, avant de partir, Etienne avait une compagne qu’il a laissée en France sur une scène signant une quasi-rupture. Du coup, le retour de l’amant ouvre la perspective d’une reconstruction personnelle dont la forme reste à inventer, par hésitations et essais successifs et que nous allons suivre à distance, en parallèle de celle qui occupe ces amis d’enfance perdus dans leur village isolé. Une autre victime, otage intime d’une relation qui l’a détruite.

Avec une infinie douceur, un sens de l’émotion intense, Jeanne Benameur nous fait progresser dans sa partition littéraire où les fils s’entrecroisent et les voix se superposent sans jamais agresser malgré la violence psychologique des situations. Une partition dont les pages s’ouvrent et progressent au fur et à mesure que la musique reprend ses droits, que les interprètes se remettent à jouer, seuls d’abord, avant de reformer le temps d’une soirée le trio, étape symbolique qui permet de tout effacer et de repartir d’une feuille blanche.

L’intelligence de l’auteur est aussi de laisser la partition comme inachevée, ouvrant tous les possibles, toutes les interprétations imaginables à ses lecteurs qui auront vécu un très très grand moment de littérature.

Voici un livre injustement oublié des sélections pour les Prix jusqu’ici et un de mes immenses coups de cœur de ces six derniers mois. Une splendeur !

Publié aux Editions Actes Sud – 2015 – 192 pages