Dès sa sortie en janvier 2020 aux États-Unis, le quatrième
roman de Jeanine Cummins fit sensation et provoqua une polémique très
révélatrice des tensions qui secouent l’Amérique contemporaine et, au-delà, le
monde occidental. Sélectionné par la très influente Ophra Winter pour figurer
sur sa liste de recommandations assurant ainsi au roman un succès de librairie,
« American dirt » se retrouva très vite en tête des ventes sur Amazon
tandis qu’il était également retenu pour faire l’objet d’une adaptation
cinématographique. Un succès qui, combiné à des frustrations nombreuses, généra
une violente polémique de la part de la diaspora mexicaine installée aux
États-Unis. Cette dernière reprocha très vite, en vrac, à l’auteur de ne pas
être légitime pour écrire sur les Mexicains tentant leur chance sur le chemin
de l’exil américain n’étant pas elle-même Mexicaine, au roman d’être mal écrit,
bourré de stéréotypes, d’alimenter la polémique dans l’élection américaine. Des
menaces furent proférées au point de devoir prendre la décision de suspendre la
promotion du livre dans le pays !
À l’occasion de sa sortie en traduction française à la
rentrée 2020, qu’en est-il réellement ? Qu’on le veuille ou non,
« American dirt » est un sacré roman, un livre coup-de-poing qu’on
n’est pas près d’oublier. Un de ces récits qui vous happent dès les premières
lignes pour ne plus vous lâcher. Une histoire d’une violence physique et
psychologique extrême à tel point qu’il faut en découper la lecture en
séquences interrompues par des récupérations.
C’est que l’histoire de Lydia et de son fils Luca est des
plus poignantes. Installée à Acapulco, Lydia menait une existence tranquille et
heureuse. Propriétaire d’une petite librairie, elle vivait de son commerce tout
en prenant soin de son mari Sebastián, journaliste d’investigation, et de son
fils surdoué Luca. Un gamin captivant dévorant les livres de géographie et
capable de vous citer par cœur toutes les informations sur à peu près tous les
endroits de la terre… Une vie de famille heureuse qui va brutalement prendre
fin lorsque seize des membres de la famille de Lydia vont se faire assassiner,
lors d’une fête familiale, par les tueurs du cartel de la drogue des
Jardiniers. Une tuerie en réponse à un article de Sebastián sur le chef de ce
cartel. Échappant de manière miraculeuse au massacre, Lydia et son fils n’ont
d’autres choix que de se lancer sans attendre sur la route de l’exil et tenter
de rejoindre les États-Unis où les cartels ne peuvent intervenir.
C’est cette longue épopée que nous allons suivre en détails.
Rien ne nous sera épargné de la souffrance de ces immigrants venus de tout le
continent sud-américain. Tous ont une histoire subie qui se ressemble faite
d’exactions, de violence, de meurtres, de pauvreté, de menaces dans des
combinaisons infinies. Tous vont devoir affronter les innombrables périls
inhérents à une traversée de plusieurs milliers de kilomètres dont les accès
sont contrôlés par les cartels et la police des frontières dont le niveau de
corruption n’a rien à envier au niveau de violence des cartels. Morts violentes
sous les roues de la Bestia, le train auquel tente de s’agripper les migrants,
exécutions sommaires, enlèvements, mutilations, viols sont autant de dangers
auxquels il convient de tenter d’échapper avec plus ou moins de succès.
Toute la force de Jeanine Cummins est de nous plonger au
cœur de ce périple où jamais le repos n’existe, où la moindre rencontre
comporte son lot de menaces, où faire confiance peut se révéler mortel, où
corruption et abus de pouvoir se combinent à l’infini pour réduire à
l’esclavage une horde de pouilleux dont la plupart n’atteindront jamais la
fausse Terre promise. Car là-bas, de l’autre côté des murs et des grillages
dressés pour tenter d’endiguer le flot de migrants, règne une autre forme de
saleté américaine (American dirt). Le risque de se voir expulser à tout moment
au gré des changements politiques ou des sautes d’humeur des autorités chargées
du contrôle. Une autre forme de violence, non moins destuctrice.
Alors oui, « American dirt » est un grand livre,
poignant, troublant. Un livre qui interpelle sur la souffrance humaine et
l’inefficacité des politiques migratoires. Un livre qui rappelle que les
démocraties sud-américaines, malgré d’indéniables progrès, ont encore un long
chemin devant elles avant d’offrir liberté et sécurité à leurs peuples. Il
suffit de se rendre au Mexique, quoi qu’on en dise, hors des routes
touristiques pour constater la violence, les risques, la vacuité du pouvoir…
Merci à Jeanine Cummins pour ce livre époustouflant dont
seule la lecture éclairée permettra de se faire son propre jugement, loin des
polémiques odieuses, des opinions normatives, des attitudes hypocrites sous
réserve de bienséance qui pourrissent les États-Unis et, de plus en plus, nos
propres pays.
Publié aux Éditions Philippe Rey – 2020 – 543 pages