Attention, oeuvre majeure de la littérature espagnole contemporaine. Impossible à tout lecteur averti, amoureux des belles lettres et de l’écriture de ne pas s’y attarder.
Tout, dans ce roman majeur, force l’admiration. Un réalisateur inspiré, amoureux de scenarii intimistes et difficiles, y trouverait une trame propre à forger une grande oeuvre.
Pérez-Reverte choisit de nous donner à réfléchir avec profondeur et philosophie au sens des images choc et choquantes, celles que des reporters de guerre nous ramènent régulièrement pour dire crûment l’horreur de la guerre et de l’impact qu’elles ont susr celles qu’elles mettent en scène.
Une approche quantique de la photographie, le fait de figer sur une pellicule un moment d’inhumanité ayant plus ou moins un impact sur le comportement propre de ceux qui y figurent. Le meurtre, le viol commis l’auraient-il été sans un tiers pour prouver au monde la supériorité du vainqueur du moment ?
Autant le dire tout de suite, le roman de Pérez-Reverte dérange profondément, il est impossible d’en ressortir indemne.
Il dérange par les questions qu’il pose sur le rôle des grands reporters (et l’auteur est bien placé pour en parler l’ayant été lui-même pendant de nombreuses années), il dérange car ce que nous allons peu à peu apprendre sur Faulques, le peintre des batailles superbement mis en scène ici, va tromper notre sympathie initiale. Il dérange encore par la relation sans concession de scènes de guerre où la folie humaine se déchaîne sans frontières, sans limites à l’horreur qu’elle peut entraîner. La guerre civile yougoslave y tient une place toute particulière et dit bien la bestialité immense et monstrueuse qui s’est emparée des hommes, à quelques centaines de kilomètres de chez nous, à notre époque.
La force du roman tient également dans la constance de sa construction. Une série répétée jusqu’à son terme de trois chapitres. Le premier destiné à poser la question adressée, une question d’une grande profondeur, et traitée au plan théorique et philosophique sans jamais tomber dans la moindre pédanterie. Les réponses sont souvent originales et dûment articulées. Tout de suite suivi d’un chapitre faisant écho au précédent et nous renvoyant dans le passé de Faulques, ex grand reporter désormais retiré en solitaire. Un passé émaillé de milliers de photographies dont beaucoup ont fait le tour du monde pour mieux souligner le sang, la souffrance, l’incompréhension qu’entraîne avec elle toute guerre, où qu’elle soit et qu’elle qu’en soit la cause. Le troisième chapitre donne une lecture concrète, actuelle au sens de reculée dans le temps, post factum, sous la forme d’un dialogue bref mais dense entre Faulques et l’inconnu qui vient lui rendre visite.
Faulques, après avoir bourlingué toute sa vie partout où il y avait une guerre à relater par images interposées, s’est en effet retiré dans une tour sur la côte ibérique. Il y vit seul et passe ses journées à peindre une fresque murale. Une fresque qui synthétise toutes les batailles du monde, de toutes les époques. Une fresque inspirée des grands maîtres de la peinture et dont la construction n’est en aucune façon laissée au hasard. Le travail d’analyse des oeuvres auxquelles il est fait emprunt est d’ailleurs l’un des éléments remarquables de ce roman hors du commun.
Faulques est devenu “le peintre des batailles”, celles auxquelles il a assisté comme celles imaginées. Le peintre de la folie et sa fresque est d’une violence inouïe.
Soudain, un homme débarque. Un Croate d’une trentaine d’années que Faulques a photographié en temps de guerre et dont la photo, primée, a fait le tour du monde. Une photo qui a changé en profondeur le cours de la vie de ce Croate. C’est pour dire cet impact et venger un acte cause de grands malheurs que le Croate a retrouvé la trace de Faulques. Il lui déclare sans ambages qu’il est venu pour le tuer.
S’engage alors une relation d’une étrange profondeur entre Faulques et ce Croate. Une relation qui permettra à Faulques de prendre conscience de la vraie signification de son oeuvre de photographe et qui va influencer intimement la fresque murale, lui donner enfin la signification recherchée. Une relation qui permettra aussi au Croate d’apporter des réponses à ce qui lui est arrivé, aux images de Faulques qu’il a analysées, disséquées, pendant les dix années où il a mûri sa vengeance.
Aucun des deux ne sera plus le même après cette rencontre dont nous observons les entrelacs avec passion. Jusqu’où cette vengeance entraînera le Croate, jusqu’où Faulques est-il prêt à accepter ce que sa victime indirecte va lui faire comprendre sur lui-même ?
Plus nous progressons dans les réponses à ces deux questions centrales dans l’oeuvre, plus nous découvrons en Faulques un homme tourmenté, froid, antipathique et que nous nous prenons à détester pour le geste irréparable qu’il a laissé faire.
Un geste dont vous découvrirons la nature et le sens à la toute fin de cette oeuvre magnifique.
Il est rare de sortir aussi bouleversé d’un livre et ce n’est pas la moindre réussite de Pérez-Reverte. Tout simplement géant !
Publié aux Editions du Seuil - 283 pages
Blog d'humeur littéraire - Livres, lectures, romans, essais, critiques. La lecture comme source de plaisir, d'inspiration et de réflexion.
Qui êtes-vous ?
- Thierry Collet
- Cadre dirigeant, je trouve en la lecture une source d'équilibre et de plénitude. Comme une mise en suspens du temps, une parenthèse pour des évasions, des émotions que la magie des infinis agencements des mots fait scintiller. Lire m'est aussi essentiel que respirer. Lisant vite, passant de longues heures en avion, ma consommation annuelle se situe entre 250 et 300 ouvrages. Je les bloggue tous, peu à peu. Tout commentaire est bienvenu car réaliser ces notes de lecture est un acte de foi, consommateur en temps. N'hésitez pas également à consulter le blog lecture/écriture auquel je contribue sur le lien http://www.lecture-ecriture.com/index.php Bonnes lectures !
27.1.08
25.1.08
Magnus – Sylvie Germain
Magnus est un roman dont il a été beaucoup questions lors de la rentrée littéraire de 2006 et qui fut en lice pour certains des prix qui comptent. Il n’en gagna finalement aucun, si ce n’est l’honorifique Goncourt des Lycéens.
Finalement, ce n’est probablement que justice car, sans pouvoir dire que Magnus est un mauvais livre, ce n’est certainement pas un excellent roman. Tout juste, un roman moyen.
C’est Sylvie Germain qui résume elle-même le mieux le thème de l’ouvrage : « Magnus a vingt ans (mais quand est-il né, précisément, et où ?), et un quart de son âge est dissous dans l’oubli, tout le reste souillé par une longue imposture. Il a vingt ans, et il est un inconnu à lui-même, un jeune homme anonyme surchargé de mémoire à laquelle cependant il manque l’essentiel – la souche. Un jeune homme fou de mémoire et d’oubli, et qui jongle avec ses incertitudes à travers plusieurs langues, dont aucune, peut-être, n’est sa langue maternelle. » (Fragment 13 – page 120).
On l’a compris, c’est de la recherche de son identité qu’il est ici question. Celle d’une enfant qui a perdu tout souvenir et toute parole à l’occasion du bombardement de Hambourg où nous finirons par comprendre que ses parents ont sans doute trouvé la mort. Peu à peu, il va découvrir qui furent vraiment ses parents adoptifs, en particulier son père, criminel de guerre nazi.
Sa quête personnelle de construction se soldera par un échec et entraînera la disparition des femmes qu’il aura vraiment aimées. Sans doute y aura-t-il cependant trouvé une partie des réponses à qui il est vraiment car il n’est point besoin de savoir son nom, de connaître ses parents pour savoir qui nous sommes. C’est à cette quête intime et personnelle que nous convie l’auteur.
On l’a sent cependant en retrait de son sujet. A aucun moment Magnus ne nous émeut. L’analyse reste froide et distante, sans affection, sans véritable douleur.
La succession des notules et des fragments (pour dire que la vérité sur qui est Magnus ne peut être que fragmentaire), l’inclusion de citations poétiques plaquées n’aide pas à humaniser ce roman auquel il manque un souffle de vie, de l’allant et du naturel.
C’est bien écrit, sans plus, bien construit, certes, mais froid.
Vous trouverez bien d’autres recommandations de lecture ô combien exaltantes sur Cetalir…
Publié aux Editions Albin Michel – 276 pages
Finalement, ce n’est probablement que justice car, sans pouvoir dire que Magnus est un mauvais livre, ce n’est certainement pas un excellent roman. Tout juste, un roman moyen.
C’est Sylvie Germain qui résume elle-même le mieux le thème de l’ouvrage : « Magnus a vingt ans (mais quand est-il né, précisément, et où ?), et un quart de son âge est dissous dans l’oubli, tout le reste souillé par une longue imposture. Il a vingt ans, et il est un inconnu à lui-même, un jeune homme anonyme surchargé de mémoire à laquelle cependant il manque l’essentiel – la souche. Un jeune homme fou de mémoire et d’oubli, et qui jongle avec ses incertitudes à travers plusieurs langues, dont aucune, peut-être, n’est sa langue maternelle. » (Fragment 13 – page 120).
On l’a compris, c’est de la recherche de son identité qu’il est ici question. Celle d’une enfant qui a perdu tout souvenir et toute parole à l’occasion du bombardement de Hambourg où nous finirons par comprendre que ses parents ont sans doute trouvé la mort. Peu à peu, il va découvrir qui furent vraiment ses parents adoptifs, en particulier son père, criminel de guerre nazi.
Sa quête personnelle de construction se soldera par un échec et entraînera la disparition des femmes qu’il aura vraiment aimées. Sans doute y aura-t-il cependant trouvé une partie des réponses à qui il est vraiment car il n’est point besoin de savoir son nom, de connaître ses parents pour savoir qui nous sommes. C’est à cette quête intime et personnelle que nous convie l’auteur.
On l’a sent cependant en retrait de son sujet. A aucun moment Magnus ne nous émeut. L’analyse reste froide et distante, sans affection, sans véritable douleur.
La succession des notules et des fragments (pour dire que la vérité sur qui est Magnus ne peut être que fragmentaire), l’inclusion de citations poétiques plaquées n’aide pas à humaniser ce roman auquel il manque un souffle de vie, de l’allant et du naturel.
C’est bien écrit, sans plus, bien construit, certes, mais froid.
Vous trouverez bien d’autres recommandations de lecture ô combien exaltantes sur Cetalir…
Publié aux Editions Albin Michel – 276 pages
19.1.08
L’aube le soir ou la nuit - Yasmina Reza
Quelle est l’utilité d’un tel livre ? Cette question n’a cessé de me tarauder tout au long de sa lecture.
Yasmina Reza avait passé un contrat avec le candidat Sarkozy : pouvoir le suivre, en garde rapprochée, en partageant son intimité pendant les huit ou neuf mois qui ont précédé l’élection présidentielle, pouvoir noter librement tout ce qu’elle voulait et en tirer un livre sur le mode pris sur le vif.
Le résultat est fortement mitigé, discutable même.
Passons les premières dizaines de pages. Mme Reza n’est pas dans son registre et le livre éprouve les plus grandes difficultés à adopter un ton et un style aptes à capter l’attention du lecteur.
Puis, peu à peu, on sent qu’une sympathie s’établit entre celle qui observe et celui qui est observé.
Une sympathie fondée sur le don de soi à la cause de sa vie, sur l’extraordinaire énergie qui émane de Mr Sarkozy et sa capacité à entraîner, à décider.
Une sympathie forgée par la force des mots, ceux qui structurent les meetings électoraux, ceux lâchés sur le moment par un candidat qui veut soulever les foules jusque parfois à l’encontre de celui qui passe ses nuits à concevoir les discours du futur président.
Mais sympathie ne veut pas dire admiration béate et Y. Reza s’emploie à bien souligner la superficialité dans la plupart des contacts, l’inépuisable besoin de plaire et de briller, l’ego sur-dimensionné, indispensable pour gagner.
Bref, du coup, l’homme qui va devenir président y gagne en densité humaine puisqu’il combine qualités aussi nombreuses que ses défauts.
Reste à dire que le style qui repose fondamentalement sur des successions de notes et d’impressions, sur des citations glanées ici ou là ne nous a pas emballé. Nous restons dans la superficialité, l’impression et rares sont les analyses qui, lorsqu’elles apparaissent, sont en revanche d’une grande pertinence.
Il y a également trop de références à des personnages dont nous n’avons pas la moindre idée de ce qu’ils sont au-delà de la cohorte des ex et futurs ministres de la garde rapprochée.
Mais conservons l’image d’un homme à la condition humaine, obsédé par la réussite et le souci de plaisir, le besoin d’être admiré, aimé et obéi.
Publié aux Editions Flammarion - 190 pages
Yasmina Reza avait passé un contrat avec le candidat Sarkozy : pouvoir le suivre, en garde rapprochée, en partageant son intimité pendant les huit ou neuf mois qui ont précédé l’élection présidentielle, pouvoir noter librement tout ce qu’elle voulait et en tirer un livre sur le mode pris sur le vif.
Le résultat est fortement mitigé, discutable même.
Passons les premières dizaines de pages. Mme Reza n’est pas dans son registre et le livre éprouve les plus grandes difficultés à adopter un ton et un style aptes à capter l’attention du lecteur.
Puis, peu à peu, on sent qu’une sympathie s’établit entre celle qui observe et celui qui est observé.
Une sympathie fondée sur le don de soi à la cause de sa vie, sur l’extraordinaire énergie qui émane de Mr Sarkozy et sa capacité à entraîner, à décider.
Une sympathie forgée par la force des mots, ceux qui structurent les meetings électoraux, ceux lâchés sur le moment par un candidat qui veut soulever les foules jusque parfois à l’encontre de celui qui passe ses nuits à concevoir les discours du futur président.
Mais sympathie ne veut pas dire admiration béate et Y. Reza s’emploie à bien souligner la superficialité dans la plupart des contacts, l’inépuisable besoin de plaire et de briller, l’ego sur-dimensionné, indispensable pour gagner.
Bref, du coup, l’homme qui va devenir président y gagne en densité humaine puisqu’il combine qualités aussi nombreuses que ses défauts.
Reste à dire que le style qui repose fondamentalement sur des successions de notes et d’impressions, sur des citations glanées ici ou là ne nous a pas emballé. Nous restons dans la superficialité, l’impression et rares sont les analyses qui, lorsqu’elles apparaissent, sont en revanche d’une grande pertinence.
Il y a également trop de références à des personnages dont nous n’avons pas la moindre idée de ce qu’ils sont au-delà de la cohorte des ex et futurs ministres de la garde rapprochée.
Mais conservons l’image d’un homme à la condition humaine, obsédé par la réussite et le souci de plaisir, le besoin d’être admiré, aimé et obéi.
Publié aux Editions Flammarion - 190 pages
13.1.08
Le silence du patineur – Juan Manuel de Prada
Ce recueil de nouvelles, dont il est difficile de dire celle que l’on préfère tant la qualité en est incomparable, m’amène à réviser ma position sur ce genre littéraire.
Il faut dire que Juan Manuel de Prada est un surdoué de la littérature qui force le respect et l’admiration. C’est entre dix-huit et vingt-quatre ans que ce jeune écrivain espagnol (il est né en 1970) a accouché de ces récits dont on peut dire qu’ils bousculent l’écriture contemporaine.
La langue y est d’une richesse extraordinaire non seulement du fait de la présence d’une quantité incroyable de mots dont j’avoue avoir ignoré l’existence jusqu’à présent, (savez-vous ce qu’est une métonymie ?), mais surtout par les associations inédites que l’auteur forme pour décrire en un trait magnifique et imagé ce qu’il souhaite exactement nous faire parvenir à notre cerveau émerveillé par tant de maîtrise.
Je ne peux résister à citer deux phrases qui, à elles seules, illustrent mon propos.
Tout d’abord cet extraordinaire de truculence et d’audace « dans les transports du coït, elles aimaient à se trouver au-dessus de leurs partenaires, comme l’huile et les sopranos » (extrait de la nouvelle l’épidémie).
Ou bien encore, tiré de Galvez, la plus longue de ces 12 nouvelles, et qui préfigure « les Masques du héros », cet imaginatif et inattendu « Cansinos était un mélange de géant, de canasson et d’orphelin. »
Au-delà de la prouesse d’une langue dense, rayonnante, joyeuse et souvent lubrique, Juan Manuel de Prada nous fait plonger dans un univers où fréquemment la mort, latente, rôde, où le mystérieux côtoie les songes, où rêve et réalité se confondent pour nous réserver une sortie inattendue.
Son univers est la plupart du temps peuplé de poètes ratés qui vivent par procuration, improbables victimes d’un succès incertain, rattrapés par une langue plus forte qu’eux, vivant de compromis et de compromissions.
C’est aussi le trouble et l’émoi suscité par les femmes envers les hommes jeunes, et moins jeunes, qui nous sont ici contés dans un monde où la peau des femmes présente toujours l’étrangeté d’un aspect ou d’une texture absolument inattendus, rendant la tentation d’autant plus grande que l’étrangeté est troublante. Femmes imprévisibles, ô combien désirables, sources d’inconnu et d’incompréhensions.
Il est à noter d’ailleurs que les femmes sont ici le plus souvent victorieuses des hommes qu’elles amènent à une perte directe ou indirecte dans des circonstances incroyables, fantasques ou fantastiques.
Bref, c’est un voyage initiatique que nous propose cet auteur, à travers une langue renouvelée, bousculée, picaresque et truculente. Un régal absolu, une halte impérative dans cette auberge espagnole !
Publié aux Editions du Seuil – 231 pages
Il faut dire que Juan Manuel de Prada est un surdoué de la littérature qui force le respect et l’admiration. C’est entre dix-huit et vingt-quatre ans que ce jeune écrivain espagnol (il est né en 1970) a accouché de ces récits dont on peut dire qu’ils bousculent l’écriture contemporaine.
La langue y est d’une richesse extraordinaire non seulement du fait de la présence d’une quantité incroyable de mots dont j’avoue avoir ignoré l’existence jusqu’à présent, (savez-vous ce qu’est une métonymie ?), mais surtout par les associations inédites que l’auteur forme pour décrire en un trait magnifique et imagé ce qu’il souhaite exactement nous faire parvenir à notre cerveau émerveillé par tant de maîtrise.
Je ne peux résister à citer deux phrases qui, à elles seules, illustrent mon propos.
Tout d’abord cet extraordinaire de truculence et d’audace « dans les transports du coït, elles aimaient à se trouver au-dessus de leurs partenaires, comme l’huile et les sopranos » (extrait de la nouvelle l’épidémie).
Ou bien encore, tiré de Galvez, la plus longue de ces 12 nouvelles, et qui préfigure « les Masques du héros », cet imaginatif et inattendu « Cansinos était un mélange de géant, de canasson et d’orphelin. »
Au-delà de la prouesse d’une langue dense, rayonnante, joyeuse et souvent lubrique, Juan Manuel de Prada nous fait plonger dans un univers où fréquemment la mort, latente, rôde, où le mystérieux côtoie les songes, où rêve et réalité se confondent pour nous réserver une sortie inattendue.
Son univers est la plupart du temps peuplé de poètes ratés qui vivent par procuration, improbables victimes d’un succès incertain, rattrapés par une langue plus forte qu’eux, vivant de compromis et de compromissions.
C’est aussi le trouble et l’émoi suscité par les femmes envers les hommes jeunes, et moins jeunes, qui nous sont ici contés dans un monde où la peau des femmes présente toujours l’étrangeté d’un aspect ou d’une texture absolument inattendus, rendant la tentation d’autant plus grande que l’étrangeté est troublante. Femmes imprévisibles, ô combien désirables, sources d’inconnu et d’incompréhensions.
Il est à noter d’ailleurs que les femmes sont ici le plus souvent victorieuses des hommes qu’elles amènent à une perte directe ou indirecte dans des circonstances incroyables, fantasques ou fantastiques.
Bref, c’est un voyage initiatique que nous propose cet auteur, à travers une langue renouvelée, bousculée, picaresque et truculente. Un régal absolu, une halte impérative dans cette auberge espagnole !
Publié aux Editions du Seuil – 231 pages
5.1.08
La malédiction d’Edgar – Marc Dugain
Après trois romans couronnés de succès, dont le célébrissime « Chambre des Officiers », Marc Dugain change de genre en se lançant dans une évocation plus historique que romanesque des dessous de la politique au plus haut niveau des Etats-Unis de l’immédiat avant-guerre jusqu’à la fin des années soixante.
Le parti pris littéraire est celui de donner la parole à Clyde Tolson, adjoint de John Edgar Hoover, puissant patron du FBI pendant près de quarante ans. Clyde va narrer les dessous nauséabonds du pouvoir dans des Mémoires pour apprendre au monde qui était vraiment Edgar et confirmer, à la marge, qu’Edgar et lui ont été amants pendant toute leur vie.
Le prétexte littéraire est de fait rapidement abandonné car, à l’exception de la dernière partie, après la mort d’Edgar où Clyde devient moins factuel et laisse enfin parler, un peu, ses émotions, le récit mis en place par Dugain est d’une précision chirurgicale et fait objectivement froid dans le dos.
Edgar Hoover y apparaît comme l’homme qui a tiré l’essentiel des ficelles pendant au moins trente ans, en particulier du règne d’Eisenhover jusqu’à l’assassinat de Kennedy. Hoover a su rester au pouvoir, survivre à huit présidents et à une trentaine d’Attorneys General auxquels il était censés reporter. De fait, c’est le plus souvent en liaison directe avec la Maison Blanche qu’il opérait, à l’exception notoire de la période où Bob Kennedy fut un Ministre de la Justice particulièrement affairé.
Si Hoover put rester en place, c’est qu’il savait formidablement assurer ses arrières. Tout d’abord, grâce à plus de 17000 pages de dossiers confidentiels où il tenait par les couilles, car le plus souvent il s’agissait d’affaires de mœurs doublées de manipulations financières, la totalité du monde politique et des affaires des Etats-Unis. En second lieu, c’est parce qu’il sut créer de toutes pièces la menace communiste dans l’immédiat après-guerre, livrant l’Amérique aux heures sombres du Maccartysme, et focaliser la quasi-totalité des ressources du FBI sur la traque aux sorcières et les écoutes téléphoniques généralisées, y compris au plus haut niveau.
En pratiquant ainsi, il protégea objectivement la Mafia dont il prétexta qu’elle ne présentait aucune menace pour la sécurité intérieure et était un facteur de développement économique. En laissant la Mafia se développer dans un cadre encadré, en ayant des liens étroits avec leurs chefs, il sut également rendre les inévitables services aux différents prétendants à la fonction suprême en achetant les voix indispensables, obtenant les fonds nécessaires ou éliminant physiquement et discrètement les gêneurs.
Après la lecture glaçante de cet ouvrage remarquablement fouillé, il n’est plus possible d’avoir de doutes sur le meurtre de Marilyn Monroe vraisemblablement orchestré, voire commis, par Bob Kennedy dont elle était l’amant en même temps que de son frère. Marilyn venait de se faire larguer par John et le vivait très mal. Elle menaçait de révéler sa double liaison et les tentatives lamentablement échouées de meurtre de Fidel Castro, confessées par ce coureur malade de jupons que fut JFK, ce qui aurait fait sauter la Présidence.
Il n’est pas possible non plus de douter du complot savamment orchestré de l’assassinat de Kennedy. Celui-ci avait réussi à dresser contre lui la totalité de ses soutiens : l’armée par sa gestion désastreuse de la crise des missiles cubains où il négocia dans le dos de tout le monde et concéda des accords secrets ici révélés, la Mafia harcelée par son frère et à laquelle il refusa de renvoyer l’ascenseur, la CIA dont la sphère d’influence décroissait, le FBI que le comportement de Bob Kennedy mettait en danger de pousser la mafia à révéler l’homosexualité cachée d’Edgar Hoover et jusqu’à la Vice-Présidence car Johnson n’avait aucune chance d’être élu au cas où John Kennedy aurait brigué un second mandat.
Marc Dugain donne l’essentiel de ce qu’il faut savoir qui prouve comment les préparatifs de l’assassinat se sont déroulés, qui a joué quel rôle, qui a manipulé qui, qui a liquidé qui et qui en a profité (et là, c’est tout le monde !).
Ce livre montre fabuleusement en quoi faire de la politique à haut niveau est un art éminemment dangereux dans lequel il semble impossible de conserver son âme, du moins aux Etats-Unis.
Bien sûr, en France, il est impossible qu’il en soit de même…
Indispensable pour comprendre et réfléchir.
Publié aux Editions Gallimard – 332 pages
Le parti pris littéraire est celui de donner la parole à Clyde Tolson, adjoint de John Edgar Hoover, puissant patron du FBI pendant près de quarante ans. Clyde va narrer les dessous nauséabonds du pouvoir dans des Mémoires pour apprendre au monde qui était vraiment Edgar et confirmer, à la marge, qu’Edgar et lui ont été amants pendant toute leur vie.
Le prétexte littéraire est de fait rapidement abandonné car, à l’exception de la dernière partie, après la mort d’Edgar où Clyde devient moins factuel et laisse enfin parler, un peu, ses émotions, le récit mis en place par Dugain est d’une précision chirurgicale et fait objectivement froid dans le dos.
Edgar Hoover y apparaît comme l’homme qui a tiré l’essentiel des ficelles pendant au moins trente ans, en particulier du règne d’Eisenhover jusqu’à l’assassinat de Kennedy. Hoover a su rester au pouvoir, survivre à huit présidents et à une trentaine d’Attorneys General auxquels il était censés reporter. De fait, c’est le plus souvent en liaison directe avec la Maison Blanche qu’il opérait, à l’exception notoire de la période où Bob Kennedy fut un Ministre de la Justice particulièrement affairé.
Si Hoover put rester en place, c’est qu’il savait formidablement assurer ses arrières. Tout d’abord, grâce à plus de 17000 pages de dossiers confidentiels où il tenait par les couilles, car le plus souvent il s’agissait d’affaires de mœurs doublées de manipulations financières, la totalité du monde politique et des affaires des Etats-Unis. En second lieu, c’est parce qu’il sut créer de toutes pièces la menace communiste dans l’immédiat après-guerre, livrant l’Amérique aux heures sombres du Maccartysme, et focaliser la quasi-totalité des ressources du FBI sur la traque aux sorcières et les écoutes téléphoniques généralisées, y compris au plus haut niveau.
En pratiquant ainsi, il protégea objectivement la Mafia dont il prétexta qu’elle ne présentait aucune menace pour la sécurité intérieure et était un facteur de développement économique. En laissant la Mafia se développer dans un cadre encadré, en ayant des liens étroits avec leurs chefs, il sut également rendre les inévitables services aux différents prétendants à la fonction suprême en achetant les voix indispensables, obtenant les fonds nécessaires ou éliminant physiquement et discrètement les gêneurs.
Après la lecture glaçante de cet ouvrage remarquablement fouillé, il n’est plus possible d’avoir de doutes sur le meurtre de Marilyn Monroe vraisemblablement orchestré, voire commis, par Bob Kennedy dont elle était l’amant en même temps que de son frère. Marilyn venait de se faire larguer par John et le vivait très mal. Elle menaçait de révéler sa double liaison et les tentatives lamentablement échouées de meurtre de Fidel Castro, confessées par ce coureur malade de jupons que fut JFK, ce qui aurait fait sauter la Présidence.
Il n’est pas possible non plus de douter du complot savamment orchestré de l’assassinat de Kennedy. Celui-ci avait réussi à dresser contre lui la totalité de ses soutiens : l’armée par sa gestion désastreuse de la crise des missiles cubains où il négocia dans le dos de tout le monde et concéda des accords secrets ici révélés, la Mafia harcelée par son frère et à laquelle il refusa de renvoyer l’ascenseur, la CIA dont la sphère d’influence décroissait, le FBI que le comportement de Bob Kennedy mettait en danger de pousser la mafia à révéler l’homosexualité cachée d’Edgar Hoover et jusqu’à la Vice-Présidence car Johnson n’avait aucune chance d’être élu au cas où John Kennedy aurait brigué un second mandat.
Marc Dugain donne l’essentiel de ce qu’il faut savoir qui prouve comment les préparatifs de l’assassinat se sont déroulés, qui a joué quel rôle, qui a manipulé qui, qui a liquidé qui et qui en a profité (et là, c’est tout le monde !).
Ce livre montre fabuleusement en quoi faire de la politique à haut niveau est un art éminemment dangereux dans lequel il semble impossible de conserver son âme, du moins aux Etats-Unis.
Bien sûr, en France, il est impossible qu’il en soit de même…
Indispensable pour comprendre et réfléchir.
Publié aux Editions Gallimard – 332 pages
2.1.08
La lumière du détroit – Hitonari Tsuji
Hitonari Tsuji est un écrivain japonais contemporain très célèbre en son pays. Il signe ici un court et percutant roman à la violence psychologique particulièrement marquée.
Saîto, le narrateur, a été dans son enfance le souffre-douleur d’un de ses camarades de classe, Hanai. Saîto est également issu d’une classe modeste, une famille de pêcheurs, alors que Hanai vit dans une famille aisé de la classe moyenne.
Saîto passe la première partie de sa carrière comme chef des stewards sur une compagnie de ferries qui fait le voyage quotidien entre deux provinces japonaises. Comme la compagnie va fermer avec la mise en route d’un tunnel de liaison entre les deux îles, Saîto décide de se reconvertir et devient « maton » dans la prison de la ville de son enfance.
A son arrivée, il se voit confier l’encadrement d’une dizaine de détenus que l’on prépare à la réinsertion civile en les formant aux métiers de la mer. Parmi ces détenus, Saîto va reconnaître Hanai, devenu élève modèle.
Bientôt, une relation de manipulation réciproque, de surveillance directe ou indirecte, va se mettre en place entre les deux hommes, l’un se retrouvant maintenant en position d’autorité vis-à-vis de celui qui l’a fait souffrir et qui est à l’origine de cette vie étriquée.
Hitonari Tsuji décrit avec subtilité et intelligence la progression des doutes dans la tête de Saîto face au comportement idéal de Hanai, loué par l’administration pénitentiaire. Peu à peu, cependant, la vraie personnalité, complexe, manipulatrice, sauvage et violente de Hanai va se révéler au plus grand nombre, donnant à Saîto la délivrance dont il a besoin, le rachetant à ses propres yeux.
Hitonari Tsuji dépeint magnifiquement la vie dure de ces hommes en mer, les tensions qui s’emparent des équipages, une fois isolés du monde, les poussant alors vers une violence physique qui sert de catharsis.
Il dit aussi l’impossibilité de se construire en tant qu’homme, mari ou amant, tant que la posture de victime subie traumatiquement n’a pas été réparée. Saîto est incapable d’être heureux en amour car il ne s’aime pas lui-même, n’a pas suffisamment confiance en lui.
C’est aussi une version moderne du « Maître et de l’esclave » de Kant. Saîto fut l’esclave psychologique de Hanai qui n’existait en tant que leader vis à vis de la classe que comme Maître. Sans Saîto, Hanai ne pouvait exercer son influence.
A son tour, une fois le rôle d’autorité inversé, Hanai devient un esclave administratif de Saîto, ne pouvant s’exprimer que sur son autorisation et dont la libération ou la réinsertion dépend, en grande partie, de l’avis de son ancienne victime. Pourtant, celle-ci ne peut se départir de l’influence de Hanai dont il ne sait jamais véritablement, avant les dernières pages, s’il l’a ou non reconnu. Si bien que la libération d’un mal profond et latent ne peut se faire que par la violence qui, seule, permettra d’exister alors en tant qu’être indépendant de son ancien bourreau.
C’est une livre d’une rare intelligence, assez complexe, à lire lentement. Un livre troublant et magnifique à découvrir absolument.
Publié aux Editions Mercure de France – 142 pages
Saîto, le narrateur, a été dans son enfance le souffre-douleur d’un de ses camarades de classe, Hanai. Saîto est également issu d’une classe modeste, une famille de pêcheurs, alors que Hanai vit dans une famille aisé de la classe moyenne.
Saîto passe la première partie de sa carrière comme chef des stewards sur une compagnie de ferries qui fait le voyage quotidien entre deux provinces japonaises. Comme la compagnie va fermer avec la mise en route d’un tunnel de liaison entre les deux îles, Saîto décide de se reconvertir et devient « maton » dans la prison de la ville de son enfance.
A son arrivée, il se voit confier l’encadrement d’une dizaine de détenus que l’on prépare à la réinsertion civile en les formant aux métiers de la mer. Parmi ces détenus, Saîto va reconnaître Hanai, devenu élève modèle.
Bientôt, une relation de manipulation réciproque, de surveillance directe ou indirecte, va se mettre en place entre les deux hommes, l’un se retrouvant maintenant en position d’autorité vis-à-vis de celui qui l’a fait souffrir et qui est à l’origine de cette vie étriquée.
Hitonari Tsuji décrit avec subtilité et intelligence la progression des doutes dans la tête de Saîto face au comportement idéal de Hanai, loué par l’administration pénitentiaire. Peu à peu, cependant, la vraie personnalité, complexe, manipulatrice, sauvage et violente de Hanai va se révéler au plus grand nombre, donnant à Saîto la délivrance dont il a besoin, le rachetant à ses propres yeux.
Hitonari Tsuji dépeint magnifiquement la vie dure de ces hommes en mer, les tensions qui s’emparent des équipages, une fois isolés du monde, les poussant alors vers une violence physique qui sert de catharsis.
Il dit aussi l’impossibilité de se construire en tant qu’homme, mari ou amant, tant que la posture de victime subie traumatiquement n’a pas été réparée. Saîto est incapable d’être heureux en amour car il ne s’aime pas lui-même, n’a pas suffisamment confiance en lui.
C’est aussi une version moderne du « Maître et de l’esclave » de Kant. Saîto fut l’esclave psychologique de Hanai qui n’existait en tant que leader vis à vis de la classe que comme Maître. Sans Saîto, Hanai ne pouvait exercer son influence.
A son tour, une fois le rôle d’autorité inversé, Hanai devient un esclave administratif de Saîto, ne pouvant s’exprimer que sur son autorisation et dont la libération ou la réinsertion dépend, en grande partie, de l’avis de son ancienne victime. Pourtant, celle-ci ne peut se départir de l’influence de Hanai dont il ne sait jamais véritablement, avant les dernières pages, s’il l’a ou non reconnu. Si bien que la libération d’un mal profond et latent ne peut se faire que par la violence qui, seule, permettra d’exister alors en tant qu’être indépendant de son ancien bourreau.
C’est une livre d’une rare intelligence, assez complexe, à lire lentement. Un livre troublant et magnifique à découvrir absolument.
Publié aux Editions Mercure de France – 142 pages
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