Livre majeur d’un écrivain majeur, portugais et qui fut prix Nobel de littérature en 1998.
L’idée qui sert de trame à ce roman est originale : lors des élections municipales, les citoyens de la capitale (dont on déduira qu’il s’agit de Lisbonne) vont voter blanc à quatre-vingt-trois pour cent. Une crise politique sans précédent se déclenche qui va immédiatement pousser le pouvoir à vider la capitale de ses administrations, à l’encercler militairement, à en faire le blocus jusqu’à ce que la population cède et accepte de voter pour l’un quelconque des partis en place.
Comme les plans échafaudés par les politiques ne donnent pas les résultats escomptés et que la population fait preuve d’un incroyable civisme, un commissaire est ensuite envoyé sur place pour fabriquer toute preuve susceptible de rendre coupable de cette rébellion douce la seule femme qui n’aura pas été aveugle quatre ans auparavant lors d’une mystérieuse épidémie qui aura aveuglé et paralysé le pays. Saramago fait ici référence à cet autre ouvrage majeur qu’est « l’Aveuglement » et dont il nous paraît indispensable que le lecteur l’ait lu avant d’aborder « La lucidité ».
Bientôt le commissaire, jusqu’ici loyal et dévoué, sera rattrappé par le sens moral et les doutes sur la mission injuste et infondée qui lui est assignée.
Au plan stylistique, Saramago a subdivisé son ouvrage en deux parties bien distinctes. La première, qui couvre en gros les deux premiers tiers du roman, repose sur une juxtaposition de phrases accolées les unes aux autres, usant d’un minimum de ponctuation et dont la longueur peut aisément être de plusieurs pages. On y suit les variations subtiles, les hésitations du pouvoir, les lents glissements qui progressivement vont installer une paisible démocratie dans un régime de quasi terreur policière. L’analyse est brillante d’autant plus que Saramago fait preuve d’une distanciation humoristique décapante, un peu à la façon d’un Jorge Amado.
La deuxième partie est de facture plus classique : nous y retrouvons des phrases ponctuées et de longueur normale, bien que les rares dialogues soient systématiquement fondues dans la masse afin de souligner leur caractère fondamental dans la construction du puzzle fatal qui se met, pièce après pièce, en place. L’humour y est moins présent car le cynisme politique est à l’œuvre : il n’est plus temps d’en rire mais de savoir s’en préserver si cela est encore possible…
L’œuvre est fascinante et nous démontre, avec saisissement, en quoi nos démocraties sont fragiles et peuvent basculer, du jour au lendemain, dans un monde totalitaire et arbitraire. Un roman qui fait froid dans le dos et nous invite à réfléchir à nos responsabilités politiques, démocratiques et électorales.
Publié aux Editions du Seuil – 355 pages
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