« Eldorado » traite du même thème d’actualité et de société que « Partir » de Tahar Ben Jelloun (voir la note sur Cetalir) : celui de l’immigration des peuples africains et arabes qui voient en Europe un flamboyant Eldorado.
Alors que dans « Partir », l’auteur s’attache surtout à montrer le parcours de celui qui a réussi à « brûler » la mer pour finalement peu à peu se perdre corps et âme en Espagne, Laurent Gaudé s’attache à donner à son roman intimiste et grave, profond et subtil, tout en nuances et en douleur déguisée en une douce musique poétique, un tour profondément initiatique.
Le roman est fondamentalement construit autour de trois personnages principaux dont les destins vont se croiser pour s’influencer, se transformer et aller au bout d’un voyage d’où l’on ne revient jamais.
Il y a Salvatore, sicilien et commandant de la frégate militaire Vittoria. C’est l’un des gardiens du vieux temple Europe, chargé de traquer ou de secourir les hordes sans cesse plus nombreuses, plus désespérées, plus opiniâtres, de clandestins entassés par centaines sur des rafiots de fortune, le plus souvent abandonnés en pleine mer par des marins peu scrupuleux. Il doit les arrêter et les remettre aux autorités.
Militaire exemplaire, deux rencontres vont bouleverser une vie jusqu’ici rangée. Celle, c’est le deuxième personnage qui passe telle une ombre, de la jeune femme sans nom, pour mieux marquer l’intemporalité et l’universalité, l’absence de toute considération humaine ou humaniste dans ce trafic moderne d’esclaves, que Salvatore a sauvée d’une mort brûlante, salée et certaine quelques années plus tôt.
Elle va lui réapparaître inopinément pour lui demander une aide impossible, contraire à son code de conduite, à ses valeurs mais qu’il ne saura lui refuser. Vingt années de service vont alors commencer à se lézarder et le désir de faire le chemin à l’envers, de vivre ce que vivent ces hommes et ces femmes, par solidarité et pour expier va surgir sournoisement.
C’est une deuxième rencontre avec un autre clandestin, masculin et anonyme, qui décidera de tout. Là encore, ce désespéré va demander un service impossible. Cette fois, le commandant ne pourra accepter mais il en sortira ébranlé, détruit avant de commettre un véritable acte de folle rébellion.
Il y a enfin Soleiman, africain musulman qui va connaître l’enfer. Celui des passeurs, des voleurs, des trafiquants en tous genres, de la police qui extorque, qui frappe et incendie. Celui dont le désir de passer en Europe sera plus fort que tout, plus fort que la mort, plus fort que la violence omniprésente.
Soleiman devra désapprendre tout pour survivre dans un monde hostile et brutal et où ne surnagera qu’une amitié forte avec un errant qui a su résister à sept années (sept symboliquement ?) de tribulations.
Au fil du récit, Soleiman et Salvatore, au prénom si évocateur, vont s’avancer l’un vers l’autre sans le savoir, spirituellement et physiquement. Ils vont se décharger d’une vie antérieure pour se préparer à une nouvelle vie rêvée, espérée ou impossible. Pour cela, il leur faudra beaucoup souffrir, souvent douter et faire les quelques rencontres qui changent tout et donnent la force de continuer. Il leur faudra mourir, symboliquement ou non, pour revivre.
Quant à la jeune femme, nous ne saurons jamais si elle a accompli sa mission et ce dont elle est advenue. Histoire de marquer ces disparitions anonymes et quotidiennes, ces vies qui s’éteignent dans l’indifférence et le silence, pour rien.
Laurent Gaudé mène avec un indéniable talent une partition à deux voix principales dont l’harmonie ne peut se construire que grâce à ces petits instruments de rang, anonymes et essentiels à la fois.
Dès la première page, nous sommes conquis par l’ambiance, la musique, le thème et le désir irréfrénable de poursuivre l’emporte sur toute autre considération.
C’est sans doute le meilleur compliment qui puisse être pour un livre qui fait partie sans hésitation de notre liste des meilleures recommandations.
Paru aux Editions Actes Sud – 238 pages
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- Cadre dirigeant, je trouve en la lecture une source d'équilibre et de plénitude. Comme une mise en suspens du temps, une parenthèse pour des évasions, des émotions que la magie des infinis agencements des mots fait scintiller. Lire m'est aussi essentiel que respirer. Lisant vite, passant de longues heures en avion, ma consommation annuelle se situe entre 250 et 300 ouvrages. Je les bloggue tous, peu à peu. Tout commentaire est bienvenu car réaliser ces notes de lecture est un acte de foi, consommateur en temps. N'hésitez pas également à consulter le blog lecture/écriture auquel je contribue sur le lien http://www.lecture-ecriture.com/index.php Bonnes lectures !
2 commentaires:
comme vous j'ai été profondément touchée par ce roman, l'un des meilleurs pour moi de cet auteur;
Je l'ai lu il y a maintenant quelques années et le souvenir des émotions suscitées par cette lecture sont toujours vivaces en moi.
Je n'ai pas retrouvé cette force dans "Ouragan" dont le sujet était pourtant tragique lui aussi...
ce livre a été une de mes plus belles (et émouvantes) lectures de 2015...j'ai été bouleversée par ce que cette jeune femme raconte à Salvatore au début du roman (la perte de son enfant pendant leur traversée).
Je tiens à vous féliciter pour la qualité de vos articles, très bien écrits, très détaillés et vous arrivez à emporter mon adhésion même quand, a priori, j'étais peu attirée par certains titres.
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