8.9.12

Homer & Langley – E.L. Doctorow



Avec son côté décapant prenant l’image – de plus en plus écornée – de l’Amérique glorieuse à rebrousse-poil, Doctorow nous livre ici une version romancée d’une histoire vraie. Dans les années trente, les frères Homer & Langley Collyer défrayèrent la chronique et furent retrouvés morts en 1947, étouffés par les amoncellements de détritus, de journaux et d’objets divers accumulés dans leur hôtel particulier new-yorkais sur la cinquième avenue. 

En décalant dans le temps leur histoire, la faisant commencer au début du vingtième siècle et se terminer au milieu des années soixante-dix, Doctorow crée ici deux témoins majeurs et quasi prophétiques d’une Amérique de plus en plus isolée et qui connaît une décrépitude accélérée.

Il faut dire que les deux frères mis en scène par l’auteur sont des personnages marqués par le destin et par leur époque, chacun à sa façon. Langley, brillant diplômé de Columbia, fut envoyé sur le front de la première guerre mondiale. Il en revint gazé, souffreteux, toutes illusions perdues au point d’en faire un être aigri et toujours en train de courir après de nouvelles chimères. Il y retrouva son frère Homer devenu aveugle par maladie à l’âge de vingt ans. Un frère qui va bientôt entièrement dépendre de lui après le décès de leurs deux parents en 1920 frappés par l’épidémie de grippe espagnole.

Entre un original rêvant de créer un journal unique agrégeant toutes les nouvelles essentielles du monde, sorte de google news version papier avant l’heure, et un aveugle passionné de musique et pianiste éclairé, la fratrie va bientôt manquer de repères et s’enfoncer lentement mais sûrement vers une déchéance qui en fera les parias des beaux quartiers de Big Apple.

Pendant que Langley accumule compulsivement une collection hétéroclite d’objets à l’état de rebuts, Homer s’enfonce de plus en plus vers un isolement qui en fait le témoin conscient mais réservé de la folie de son frère devenue le miroir de celle du monde qui les entoure. Chaque initiative de leur part pour créer du lien social et s’ouvrir au monde, comme ces thés dansants devenus un temps le point de rencontre de la bourgeoisie, se heurte bientôt à l’hostilité de la personne publique manipulée par le souci du voisinage de protéger leur quiétude et leur exclusivité. Si bien que peu à peu, c’est un climat paranoïaque qui s’instaure, poussant les deux frères à se replier sur eux-mêmes, à chasser de la maison le personnel, à fermer toutes les fenêtres sous de lourds volets, à condamner les portes et à bouter tout représentant d’une quelconque autorité quitte à vivre dans un inconfort de plus en plus manifeste.

Année après année, nous observons en quoi les amitiés se défont, les loyautés se délitent en même temps que l’avarice de Langley pousse les deux frères à prendre des mesures qui en font des originaux tolérés puis des bohèmes encombrants avant que de devenir des hippies puis des clochards par conviction et dérive inconsciente d’une nature et d’une psychologie fortement perturbées par un monde dans lequel ils ne se reconnaissent plus.

Et pendant ce temps, l’Amérique s’enfonce dans une conquête frénétique d’argent et de pouvoir en même temps qu’elle accumule les revers politiques, militaires ou économiques.

En donnant la parole à Homer, Doctorow fait de son roman une sorte de commentaire éclairé, caustique et sans concession, perçu avec une acuité que la perte des sens usuels rend exacerbée d’un pays qui s’enfonce sous son propre poids de folie et d’accumulation frénétique. Il signe alors un roman d’une grande force, très attachant et magnifiquement écrit.

Publié aux Editions Actes Sud – 2012 – 229 pages