Avec son côté décapant prenant l’image – de plus en plus
écornée – de l’Amérique glorieuse à rebrousse-poil, Doctorow nous livre ici une
version romancée d’une histoire vraie. Dans les années trente, les frères Homer
& Langley Collyer défrayèrent la chronique et furent retrouvés morts en
1947, étouffés par les amoncellements de détritus, de journaux et d’objets
divers accumulés dans leur hôtel particulier new-yorkais sur la cinquième
avenue.
En décalant dans le temps leur histoire, la faisant
commencer au début du vingtième siècle et se terminer au milieu des années
soixante-dix, Doctorow crée ici deux témoins majeurs et quasi prophétiques
d’une Amérique de plus en plus isolée et qui connaît une décrépitude accélérée.
Il faut dire que les deux frères mis en scène par l’auteur
sont des personnages marqués par le destin et par leur époque, chacun à sa
façon. Langley, brillant diplômé de Columbia, fut envoyé sur le front de la
première guerre mondiale. Il en revint gazé, souffreteux, toutes illusions
perdues au point d’en faire un être aigri et toujours en train de courir après
de nouvelles chimères. Il y retrouva son frère Homer devenu aveugle par maladie
à l’âge de vingt ans. Un frère qui va bientôt entièrement dépendre de lui après
le décès de leurs deux parents en 1920 frappés par l’épidémie de grippe
espagnole.
Entre un original rêvant de créer un journal unique
agrégeant toutes les nouvelles essentielles du monde, sorte de google news
version papier avant l’heure, et un aveugle passionné de musique et pianiste
éclairé, la fratrie va bientôt manquer de repères et s’enfoncer lentement mais
sûrement vers une déchéance qui en fera les parias des beaux quartiers de Big
Apple.
Pendant que Langley accumule compulsivement une collection
hétéroclite d’objets à l’état de rebuts, Homer s’enfonce de plus en plus vers
un isolement qui en fait le témoin conscient mais réservé de la folie de son
frère devenue le miroir de celle du monde qui les entoure. Chaque initiative de
leur part pour créer du lien social et s’ouvrir au monde, comme ces thés
dansants devenus un temps le point de rencontre de la bourgeoisie, se heurte
bientôt à l’hostilité de la personne publique manipulée par le souci du
voisinage de protéger leur quiétude et leur exclusivité. Si bien que peu à peu,
c’est un climat paranoïaque qui s’instaure, poussant les deux frères à se
replier sur eux-mêmes, à chasser de la maison le personnel, à fermer toutes les
fenêtres sous de lourds volets, à condamner les portes et à bouter tout
représentant d’une quelconque autorité quitte à vivre dans un inconfort de plus
en plus manifeste.
Année après année, nous observons en quoi les amitiés se
défont, les loyautés se délitent en même temps que l’avarice de Langley pousse
les deux frères à prendre des mesures qui en font des originaux tolérés puis
des bohèmes encombrants avant que de devenir des hippies puis des clochards par
conviction et dérive inconsciente d’une nature et d’une psychologie fortement
perturbées par un monde dans lequel ils ne se reconnaissent plus.
Et pendant ce temps, l’Amérique s’enfonce dans une conquête
frénétique d’argent et de pouvoir en même temps qu’elle accumule les revers
politiques, militaires ou économiques.
En donnant la parole à Homer, Doctorow fait de son roman une
sorte de commentaire éclairé, caustique et sans concession, perçu avec une
acuité que la perte des sens usuels rend exacerbée d’un pays qui s’enfonce sous
son propre poids de folie et d’accumulation frénétique. Il signe alors un roman
d’une grande force, très attachant et magnifiquement écrit.
Publié aux Editions Actes Sud – 2012 – 229 pages