Tirant son inspiration d’une phrase approximative de Gorki
qui donne à voir le cirque bourgeois et capitaliste comme un lieu d’expression
dépitée de clowns lyriques qui refusent de voir la réalité, Romain Gary
construit ce qui fut son dernier roman comme un tableau saisissant des grandes
illusions qui agitèrent un vingtième siècle haut en couleurs et générateur des
pires turpitudes.
Tout se joue dans un quatuor aussi désaccordé que les
grandes idéologies qui, pour Gary, se sont toutes soldées par l’échec
retentissant d’un siècle qui se voulut moderne mais qui fut, avant tout,
désespérant, destructeur, avilissant pour l’homme. C’est donc un roman
profondément noir mais extraordinairement drôle, comme ces clowns qui, plus ou
moins malgré eux, nous donnent à voir de façon hyperbolique et grotesque ce que
le Siècle commit de pire.
Un quatuor campé au début des années cinquante, dans un
monde qui se relève péniblement du plus effroyable conflit de tous les temps,
entre une Europe qui tente de se reconstruire, une Amérique obnubilée par la
chasse aux Communistes, une Chine maoïste et déjà conquérante, une URSS
Stalinienne et qui cherche à asseoir sa nouvelle domination politique et
idéologique. Le tout sur un nouveau terrain d’exploration, concentré de tous
les dangers, menace d’une nouvelle explosion nucléaire et d’un troisième
conflit généralisé, la Corée du Nord venant d’être envahie par la coalition
rouge à laquelle s’oppose les Etats-Unis à la tête d’une armée du monde libre et
qui fait de ce nouveau symbole l’enjeu majeur du moment.
C’est dans ce contexte explosif que va se rencontrer notre
quatuor de clowns lyriques, parfaits représentants d’un monde à la dérive, d’un
capitalisme qui erre sans but et qui semble ne se préoccuper que de jouissance
vaine. C’est à Nice, en plein Carnaval, précipité de frivolité et d’excès comme
pour mieux dépeindre le nihilisme occidental, que R. Gary décide de camper son
action.
Entre Willie, metteur en scène holliwoodien à succès et sa
femme, Ann, actrice en vogue et sa principale égérie, règne un mariage
d’intérêt. Ann est avant tout la vache à lait de Willie, sa garantie bancaire,
celle qui lui permet de mener grand train de vie, de se jeter dans une
perpétuelle fuite en avant. Willie, qui baise sa femme pour la forme,
s’illusionne sur le sens d’une vie qui n’en a pas en collectionnant les
maîtresses, en combinant excès d’alcool et amphétamines pour ne pas voir la
tristesse et la vacuité du monde artificiel dans lequel il s’est laissé
enfermer. Ann tolère cet arrangement qui lui permet de briller en apparence.
Mais elle s’y ennuie. Sa vie prendra tout à coup un sens avec la rencontre
inopinée de Rainier, un aventurier ténébreux manchot, qui, lui, cherche à
donner un sens à sa vie en s’opposant à toute tentative d’hégémonie.
Rainier fut de tous les combats. Il s’engagea auprès des
Républicains Espagnols, fut un Compagnon de la Résistance et vient juste de
signer pour partir, dix jours plus tard, en Corée combattre dans la force
internationale des Nations Unies pour barrer la route à Staline. Il sait que
tout cela est vain mais c’est la vie qu’il s’est choisie. Entre Rainier et Ann,
c’est une passion torride qui va prendre racine. Ann abandonne Willie sans un
mot.
Surgit alors le quatrième personnage, La Marne alias Bedern,
compagnon d’armes de Rainier. Exilé de Pologne et Juif, il lutta contre la
Nazisme et est lui aussi un farouche anti-communiste. Comme Rainier, il partira
dix jours plus tard pour la Corée. La Marne est une sorte de marionnette grotesque
et vile, profiteur toléré car il est, au fond, le seul à tenir tête à Willie et
à lui donner à comprendre qu’il a perdu la partie en perdant Ann. Plus Willie
se débattra, en entraînant avec lui Bedern dont il ne peut plus se séparer car
il ne sait vivre seul, plus Willie tentera de récupérer sa femme y compris en
ayant recours à un tueur à gages lunatique et toujours accompagné d’un
personnage insondable et qui paraît éternellement comateux, plus le monde qu’il
aura vainement construit s’écroulera. Avec la chute de Willie, c’est l’ensemble
des idéologies qui s’écroule, R. Gary ayant bien soin de démontrer qu’il ne
semble exister aucune solution à un monde voué à l’auto-destruction.
Aucun des personnages n’y survivra d’ailleurs pour mieux,
symboliquement, marquer que nous vivons dans un monde où nous nous débattons en
apparence lyriquement mais uniquement pour mieux courir à notre perte.
R. Gary se suicidera l’année suivant la
parution de ce magistral roman à l’écriture puissante. On admirera la force des
images et le choc de formules qui laissent abasourdis !
Publié aux Editions Gallimard – 1979 – réédité en Folio –
276 pages