Ils sont comme ces dizaines de millions de migrants :
anonymes, chassés (eux en 1954) d’un pays sans nom dont on sait seulement qu’il
se situe quelque part en Orient. Depuis, ils ont trouvé refuge en France et ont
gagné leur place dans une société alors en pleine expansion. Une réussite
symbolisée par l’arrivée du téléviseur au domicile, un des premiers dans le
quartier où ils regardent l’allocution du Général de Gaulle ce 27 Novembre
1967. Soudain, celui qu’ils admirent et
qu’ils considèrent comme le sauveur de la France lâche une formule en forme de
condamnation envers Israël qui occupe les territoires palestiniens, qualifiant
les Juifs de « peuple d’élite, sûr
de lui-même et dominateur ».
Une formule qui jettera dans la fureur des dizaines de
milliers de personnes sur les Champs-Elysées, agitant des drapeaux aux couleurs
de toutes les nations, en particulier d’Israël. Un moment choc aussi pour cet
adolescent de douze ans, le fils de cette famille qui va soudain commencer à
deviner que de nombreux non-dits, voire de lourds secrets, hantent une histoire
familiale qui semblait jusqu’ici d’une banale normalité.
Plus les yeux de l’adolescent s’ouvrent, plus nous
comprenons que presque tous les personnages ne sont rien d’autres que des
spectateurs de vies qui les dépassent et les broient. Spectateurs politiques
des déclarations d’un chef d’Etat admiré dont les rodomontades peuvent
bousculer les vies. Spectateur des évènements historiques qui les ont chassés
d’une existence dorée et bourgeoise, coupés à jamais de leurs racines et de
parents trop âgés, trop malades pour fuir comme eux.
La plus gravement atteinte est la mère qui s’abîme dans la
lecture compulsive des magazines people consacrés aux vedettes de cinéma. Une
femme ravissante, capable de séduire de façon magnétique les hommes comme ces
actrices fatales dont elle passe son temps à copier les robes pour les faire
réaliser sur mesure par sa couturière, pardon celle qu’elle n’hésite pas à
qualifier de sa costumière et confidente. Chaque robe devient ainsi le moyen de
se réfugier dans un ailleurs plus brillant, de faire de chaque séquence de la
vie une scène de cinéma où les hommes côtoyés prennent la figure d’un acteur
hollywoodien de génie, à une époque figée à jamais, celle des années trente et
quarante. Façon d’avouer que la vie bénie prit fin ensuite, à jamais.
Et puis, un jour, l’adolescent sera à son tour le spectateur
de sa propre vie entendant la confidence toute en périphrases, aux contours
brumeux, pleine de suggestions de sa mère à sa couturière. La révélation de
secrets qui ébranle tout et rend aussi sans doute possible une libération pour
aller vers l’âge adulte comme semble le dire une fin de roman laissant libre
cours à de multiples interprétations.
Après un magnifique « Titus n’aimait pas
Bérénice », Nathalie Azoulai signe un nouveau roman superbe, une savante
polyphonie sur la famille, l’amour, la douce folie, le poids des secrets,
l’adolescence et le fatum. Une sorte de tragédie moderne, suite logique d’une
étape précédente qui faisait le lien entre monde classique et époque
contemporaine.
Publié aux Editions P.O.L – 2018 – 306 pages