C’est un peu fortuitement
que les sœurs Anne et Claire Berest, toutes deux écrivaines, découvrirent qui
fut véritablement leur arrière-grand-mère. Une forme d’omerta, ou à tout le
moins de malaise semblait peser sur leurs origines. Du coup, lever le voile sur
la vie extraordinaire de leur aïeule devenait aussi essentiel que de comprendre
leurs origines et les raisons de ce qui ressemblait bien à des secrets plus ou
moins contenus. Il faut dire que leur propre mère fut un peu le fruit du
hasard, seul enfant laissé par le grand-père Vicente, quatrième et dernier enfant
non désiré du couple infernal Picabia, qui se suicida à l’âge de vingt-sept
ans.
Menant un minutieux
travail d’enquête, les deux sœurs vont peu à peu découvrir que derrière cette
aïeule morte à cent-quatre ans dans la plus grande misère, l’oubli et l’indifférence
se cachait en réalité une des grandes figures intellectuelles de la première
moitié du vingtième siècle.
Née Gabriële Buffet,
d’une famille bourgeoise et militaire, la cadette des deux enfants du couple se
destinait à la musique. Elle fut d’ailleurs la première femme reçue en classe
de composition de la Schola Cantorum et la protégée de Vincent d’Indy qui avait
décelé son immense talent. C’est par l’intermédiaire de son frère Jean, un
peintre impressionniste de second ordre, qu’elle fit la connaissance de celui
qui allait devenir son mari, Francis Picabia. Lui était une star parmi les
impressionnistes, issu d’une riche famille d’origine espagnole, passionné de
voitures et collectionnant les conquêtes féminines. Est-ce parce qu’elle sut
déceler la fragilité et l’immense potentiel d’un talent mal exploité qu’elle
finit par tomber amoureuse et se lier à un homme qui allait devenir une des
figures de proue de la peinture moderne ? Mystère…
Toujours est-il que
Gabriële sacrifia tout pour faire d’un époux volage, instable et
maniaco-dépressif un artiste majeur et fondateur. Abandonnant sa carrière de
musicienne et de compositrice, se débarrassant au plus vite des enfants qu’elle
eut à subir comme une contrepartie désagréable d’un mariage où la chair comptait
bien moins que l’intellect, elle fut à la fois l’épouse, la mère, la nounou, la
manager et la théoricienne d’un artiste profondément instable et toujours prêt
à s’embarquer sur un coup de tête dans des aventures impossibles.
Dotée d’un esprit
brillant et très au-dessus de la moyenne, elle fut l’amie intime de Duchamp,
d’Apollinaire, fréquenta Debussy, travailla avec Varèse, lança Schiapirelli
pour ne citer que quelques-uns des artistes majeurs de son temps. Elle fut avec
son mari l’une des fondatrices du mouvement dada et joua un rôle majeur dans
l’élaboration théorique de toute l’école de peinture non figurative.
Plus les sœurs Berest
avancent dans leur découverte, plus on sent du respect s’établir vis-à-vis
d’une femme à qui l’époque où elle vécut ne pouvait réserver que des seconds
rôles. Impossible de parler cependant de tendresse vis-à-vis d’une femme qui
vivait de façon intensément cérébrale dans un couple de monstres créatifs,
dotés d’une bougeotte quasi-incontrôlable, brûlant la chandelle par les deux
bouts et, surtout, incapables d’amour envers des enfants dont ils n’avaient que
faire, ou presque. Eux ne vivaient que pour l’art et elle, en particulier, que pour
soutenir jusqu’au bout, malgré les avanies, les crises et les situations
vaudevillesques un mari aussi génial qu’impossible à vivre. Les quelques
remarques insérées par les deux rédactrices sous forme de petits dialogues à la
fin de certains chapitres (qui tous portent le nom de l’une des œuvres de
Francis Picabia) montrent bien ce mélange d’admiration et de désarroi qu’elles
éprouvent à distance pour d’illustres ancêtres qu’on avait pris soin de leur
cacher comme des monstres dont le génie n’aurait pas racheté les vies. Voici en
tous cas un très beau livre qui éclaire brillamment la vie artistique de
l’entre-deux guerres, entre autres.
Publié aux Editions Stock
– 2017 – 450 pages