Laurent Gaudé aime
adosser les trames de ses romans à l’actualité. Il faut dire que l’incertitude
de notre monde contemporain, la quantité de défis que nous devons affronter et
la vitesse inconnue jusqu’ici des changements sont autant de sources de
questionnement que d’inspiration. Et, quand, comme il le fait brillamment ici,
cette actualité est mise en regard de grands moments historiques, les récits
offerts par cet auteur que nous aimons tant atteignent des sommets d’une rare
perfection.
Lorsqu’un agent des
services de renseignement est envoyé à Zurich, il ne se doute pas que sa vie va
profondément basculer. Lui le tueur de la République payé et admiré pour sa
capacité à localiser et neutraliser les cibles qu’on lui a désignées, s’apprête
à faire une double rencontre. Celle d’abord d’une archéologue dont la vie est
toute entière vouée à retrouver les traces des objets historiques volés et
disparus lors des conflits qui agitent le monde pour les récupérer et les
remettre aux musées qui en avaient la charge. Ils seront des amants tendres
d’une nuit dont l’empreinte ne marquera pas que les corps mais hantera les
esprits. Ils seront aussi des passeurs de mémoire, des artisans modestes de la
conservation dérisoire de ce qui fait notre humanité. Celle ensuite de l’homme
qu’on lui a demandé de retrouver : un ancien agent des services
américains, un membre auréolé de gloire des commandos qui auront liquidé le
chef d’Al Qaïda au Pakistan. Un homme qui inquiète ses anciens patrons parce
qu’il en sait beaucoup, beaucoup trop, et qu’il semble désormais rouler pour
lui.
Lorsque les deux hommes
se rencontreront, ils comprendront immédiatement que tout le sens de leur vie
se jouera là. Quelle que soit l’issue et la victime, car victime il doit
nécessairement y avoir, l’autre n’en sortira pas indemne psychologiquement
parlant.
En parallèle de cette
trame romanesque qui se déroule lentement et à distance, Laurent Gaudé convoque
certaines grandes figures militaires de notre Histoire. Hannibal qui vint
défier l’empire romain jusque sous les murs de Rome et fit trembler les maîtres
du monde d’alors; le Général Grant aux prises avec la résistance acharnée des
troupes sudistes conduites par un homme qu’il respecte et admire, le Général
Lee ; Hailé Sélassié résistant face à l’envahisseur italien fasciste.
Tous, à travers le temps,
connaîtront victoires et défaites. Mais, même vainqueurs, ce sont leurs
défaites que nous entendons. Défaites des ambitions perdues, défaites des
décisions ayant conduit délibérément à sacrifier des dizaines ou des centaines
de milliers de vies pour un idéal ; défaites des guerres qui plus elles se
prolongent, plus elles se vident de sens, plus elles se déshumanisent pour ne
plus devenir que de la violence pure destinée à abattre l’autre définitivement.
Il n’y peut pas y avoir de joie à vaincre face au flot de sang versé, aux amis
et aux frères perdus, aux destructions, aux trahisons connues ou suscitées.
Tout juste une forme de résignation.
Laurent Gaudé signe là un
de ses plus beaux et plus ambitieux romans. Un tour de force !
Publié aux Editions Actes
Sud – 2016 – 284 pages