Parfois, un titre sait vous accrocher et est en soi une promesse alléchante. C’est le cas de ce truculent roman roumain de Dan Lungu.
Il y a un côté « Trois hommes dans un bateau » dans l’annonce de chacun des chapitres où l’auteur résume ce qui va se dérouler de façon assez iconoclaste et décalée. Il y a aussi et beaucoup de « Chat noir, chat blanc » de son compatriote Emir Kusturica. C’est dire le compliment !
En effet, on y retrouve une galerie de personnages improbables et hauts en couleur, au verbe d’autant plus efficace qu’ils sont imbibés par l’eau de vie du patron que les mâles de la rue des Acacias, où se déroule l’action, consomment sitôt la pension arrivée.
Ce bistrot plus ou moins improvisé, que l’un des habitués a surnommé avec imagination le « Tracteur chiffonné », est l’endroit où l’on devise, entre gentils poivrots, de la difficulté d’avoir vécu l’époque communiste de Ceaucescu puis celle de vivre après la révolution, une fois « le criblé de balles » liquidé et l’économie artificielle dézinguée. On y refait le monde, sans illusion et sans volonté de s’impliquer.
Cette rue est un condensé d’humanité, celle des petites gens, des retraités et des chômeurs. On y survit comme on peut, chacun élevant ses poules pour agrémenter l’ordinaire de quelques oeufs. On s’y surveille, sans penser à mal et on s’y serre les coudes lorsque le communisme bureaucratique décide de tout raser. Mais, régime oblige, les travaux s’arrêteront avant que d’avoir tout détruit…
Dan Lungu manie avec brio et force une langue de comptoirs où l’humour roumain, fait d’autodérision, d’images et de périphrases qui en disent plus longs que des discours, s’en donne à cœur-joie. Le chapitre sept est un summum du délire alcoolique mais tout à la fois une prémonition de ce que l’incurie d’une entreprise publique va engendrer comme dérèglement sur les vers de terre d’une parcelle d’un des habitués du bistrot. C’est dire…
Les femmes y sont cantonnées aux rôles domestiques et se refilent les tuyaux pour déceler chez leurs hommes les signes d’une alcoolémie certaine, annonciatrice souvent de coups et d’insultes.
Bref, on y retrouve ce foutoir délirant, cette verve, ce machisme ridicule qui font la force des films de Kusturica et celle de ce superbe roman. On y rit souvent à haute voix malgré la tragédie, bien réelle, que vivent ces pauvres bougres, victimes du communisme et laissés pour compte de l’ère post-révolution.
Un livre réjouissant, drôle, inventif, décalé et pour voir, par le petit bout de la lorgnette, une partie de la Roumanie contemporaine.
Publié aux Editions Jacqueline Chambon – 223 pages
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