Ce grand auteur canadien d’expression francophone qu’est Michel Tremblay possède un don unique, touchant pour embarquer ses lecteurs dans des mondes en marge à la limite du rêve, du fantastique, de l’imaginaire. Un monde fait par et pour les marginaux de Montréal : les putes, les trans, les robineteux (les soiffards). Un monde souvent violent, cruel, dur et qui répond à ses propres lois.
François Laplante, que nous avions croisé dans « La cité dans l’œuf », a maintenant une petite soixantaine. Il vit seul, sans réel boulot, dans un immense appartement de sept pièces dans le plus beau quartier de Montréal. Il est dépressif et en proie à des délires qui l’ont conduit pendant une dizaine d’années en hôpital psychiatrique.
Voici qu’au détour d’une promenade à l’autre bout de la ville, il aperçoit une porte dérobée, à promixité de la « Main » (Main Street), le redlight (quartier chaud) de Montréal. Une porte visible par lui seul, une porte qui s’offre à lui et se refuse, au sens qu’elle n’existe pas, pour tous les autres passants.
Une fois cette porte poussée, François Laplante va se trouver confronté à un monde qui n’existe plus, à un passé révolu. Au sein d’une taverne sombre et humide dorment les fantômes de certaines des figures hautes en couleurs de la Main. Des ectoplasmes qui attendent l’improbable venue d’un mortel venu écouter leurs confessions avant de connaître le repos éternel.
A travers six de ces confessions touchantes et rédigées dans le français si cocasse et imagé du Québec, M. Tremblay nous entraine dans les petits et les grands malheurs des personnages de la Main.
Ce sont les petits, les sans-grades que nous allons écouter. Ceux que la vie a rejeté aux frontières de la société et qui doivent renoncer à tout espoir de reconnaissance ou de gloire. Ils sont souvent artistes ou bien prostitués. Ils ont toutes et tous dû renoncer à tout espoir de reconnaissance pour survivre sur la Main.
Ils ont tous souffert puis été assassinés par le terrible Tooth-pick qui faisait régner une terreur implacable sur son petit royaume jusqu’à se retrouver, à son tour, en barman forcé du bar de ces fantômes. Condamnés à les servir, à leur obéir après les avoir eus à ses ordres vingt ans durant.
Chacune des confessions est entrecoupée d’une réflexion de F. Laplanche sur la modification qu’elle entraine sur sa perception du monde réel. Car on ne ressort pas indemne de ces récits terrifiants, puissants, déchirants. En les libérant, c’est beaucoup de leurs peines, de leur vie de perdus que François reçoit en contrepartie.
Ce livre subtil, derrière une façade amusante, drolatique, s’achève sur une sublime réflexion cinématographique, intitulée « Huit et demi ». Un chapitre qui à lui seul mériterait les honneurs d’une revue littéraire.
A découvrir au plus vite.
Publié aux Editions Actes Sud – 240 pages