Oubliez tout ce que vous savez ou avez appris sur la littérature : Rick Moody a cette faculté incroyable à inventer une approche nouvelle, décapante et souvent déroutante tout en plongeant l’amateur dans un formidable sentiment d’admiration.
Le livre s’ouvre sur une première séquence mémorable ; digne d’être étudiée par toutes celles et ceux qui disent s’intéresser à la littérature. Une séquence de treize pages lyriques, exaltées et d’une poésie éclatante consacrée à la course du soleil à travers le monde. Un soleil qui traverse le monde, qui éclaire les civilisations, qui déniche les plus humbles, les guerriers, les terroristes, un soleil qui illumine l’histoire de l’humanité et donne la vie. Nous sommes à Los Angeles, patrie du cinéma, berceau des mégalomanes, des déjantés, haut lieu du crime et de la drogue.
Sans transition, et il en sera ainsi tout au long du livre, Moody nous catapulte dans un deuxième chapitre où nous assistons à la déchéance physique et orale d’une vieille femme. Nous sommes dans sa salle de bains où elle se vide les tripes dans une odeur insoutenable, perd son sang sans comprendre ce qui lui arrive et se console en se rinçant la bouche à coup de grandes lampées d’alcool.
A partir de ces deux scènes choc, radicalement antagonistes, l’auteur va échafauder un roman ébouriffant, trépidant et qui bouscule tout sur son passage.
Toute théorie sur la cursivité du discours se trouve remise en cause, l’auteur prenant un malin plaisir à brouiller les pistes en permanence. Certes, nous sommes toujours aux Etats-Unis, dans un Etat ou un autre, perdus au sein d’une des mégapoles ou paumées au fin fond d’un désert quelconque. Mais nous suivons les parcours d’une cohorte de personnages tous plus déjantés les uns que les autres, souvent hantés par l’ambition, situés aux confins de la folie ou y ayant parfois sombré, généralement névrosés, harcelés ou harceleurs et, au fond, absolument malheureux.
Tous ces personnages vont se livrer à une incroyable guerre autour d’un script qui n’existe pas vraiment, putativement inspiré de jusqu’à cinq auteurs différents, en réalité attribué à un auteur dont le nom fut constitué par l’accolement de trois noms d’auteurs différents, les noms composés faisant plus chic.
Un scenario censé redonné vie à un minable studio de production « Moyens de Production », produisant des films d’art et essai intéressant vaguement quelques étudiants et collectionnant en son sein une sidérante galerie d’hommes et de femmes frustrés, jaloux, harponnés par une patronne obèse, grossière, odieuse et en manque d’amour.
Un scenario pour une mini série en treize épisodes, « Les sourciers », retraçant la marche de l’humanité depuis les Huns jusqu’à la fondation de Las Vegas. Tout un programme…
Par une série de rebondissements incroyables, le scenario va se retrouver aux mains de studios concurrents et soudain, alors que personne n’en voulait, devenir l’enjeu de la survie et du renouveau de l’industrie cinématographique américaine.
Moody utilise une langue subtilement riche et décalée, employant sans cesse des termes détournés pour décrire des situations cocasses ou ridicules. Il invente carrément un nouveau vocabulaire, une nouvelle grammaire pour traduire le chaos et la confusion qui s’empare de la société américaine après la désastreuse élection de G.W. Bush en 2000.
Ce roman est un pamphlet brûlant sur la collusion entre le cinéma et la finance, la politique et les grandes corporations, l’apparente volonté d’intégration multiraciale d’une société américaine en réalité, et je puis vous le dire la fréquentant assidument !, en plein doute et déliquescence.
Il n’en reste pas moins que ce livre n’est pas grand public par son approche et sa construction. Il nécessite une solide culture littéraire et une ouverture d’esprit si l’on veut se laisser emporter par l’ouragan qui se déchaine alors.
Absolument remarquable !
Publié aux Editions de l’Olivier – 619 pages