Ecrit en 1994, ce brillant roman de la grande romancière
japonaise Yoko Ogawa vient seulement de récemment paraître en France chez Actes
Sud. Nous avons été emballé par ce roman qui se situe aux confins du
fantastique, de l’imaginaire et du pamphlet inspiré contre le totalitarisme.
Comme souvent chez Ogawa (cf « Le Musée du
silence » ou « La marche de Mina » dont vous trouverez l’analyse
sur Cetalir), l’auteure nous entraine dans un monde isolé, ouaté parce que
l’isolement et le silence sont les complices des pires atrocités.
Il existe dans ce récit divers niveaux de lecture, fortement
imbriqués les uns dans les autres. Nous allons tenter ici d’en poser les grands
principes.
Tout d’abord, l’auteure choisit de poser l’action sur une
île. Personne n’y accède, personne ne peut en réchapper. Le dernier ferry qui,
il y a quelques années encore, a été désarmé et mis à quai et sert de refuge à
un grand-père, homme à tout faire de la jeune femme, au centre du récit.
Cette île est en proie à d’étranges phénomènes auxquels la
population est non seulement résignée mais conditionnée pour s’adapter ipso
facto. De façon régulière et imprévisible surgissent des disparitions
définitives et collectives. Cela commencera par des rubans, des bonbons, les
harmonicas, bref, une foultitude de petits objets anodins mais qui donnent un
relief à la vie quotidienne, qui la sorte de son uniformité. Puis un jour, ce
sont les oiseaux qui disparaîtront, puis les roses, puis les livres, jusqu’aux
membres ou à la voix des habitants au point de finir par les effacer à jamais.
C’est le principe même d’une dictature qui est décrit ici.
Tout commence par des privations insignifiantes qui s’accélèrent et finissent
par imposer les privations de l’essentiel au point d’annihiler l’humain, son
libre arbitre, sa liberté de penser. Or, l’île est aux mains des traqueurs de
souvenir de la police secrète. Une bande d’hommes efficaces et méthodiques qui
extirpent de leurs cachettes celles et ceux qui ont osé conserver chez eux ou
en eux ce que le pouvoir s’est appliqué à détruire.
Le deuxième niveau de lecture tient au fait que la jeune
femme au centre du récit est elle-même romancière. Ecrire lui est essentiel.
Hors son roman met inconsciemment en scène une jeune dactylographe qui va
tomber sous le pouvoir de son professeur jusqu’à ce qu’il la prive de sa voix,
l’enferme dans une pièce, en fasse son objet pour finir par la pousser à
l’auto-destruction par privation de volonté. Ce roman progressera en parallèle
de celle du récit de premier niveau.
Le troisième niveau tient au fait que la jeune femme finira
par héberger elle-même dans une pièce secrète son éditeur qui résiste et
conserve en lui les souvenirs des choses disparues. Cet homme n’aura de cesse
que de pousser la jeune femme à écrire même lorsqu’elle en aura perdu la
capacité et le goût, jusqu’à ce qu’elle finisse par réflexion un sort
comparable à celui de la dactylographe. Sauf que l’enfermement est inversé.
Dans le cas de l’éditeur, il protège et maintient en vie. Dans l’autre, il
détruit.
Tous ces récits se chevauchent et invitent en permanence à
une réflexion sur nos moyens de résistance quand l’oppression est en place.
Publié aux Editions Actes Sud – 2009 – 342 pages