Il aura fallu attendre
l’année 2013 pour que le dossier complet, demeuré secret, de l’affaire Dreyfus
soit consultable en ligne sur le site AffaireDreyfus.com. C’est après avoir
discuté avec Roman Polanski (avec qui il coopéra pour écrire le scenario de Ghost
Writer) que le romancier et historien britannique Robert Harris décidé de se
lancer dans une formidable aventure : tenter de tirer une bonne fois pour
toutes au clair les dessous d’une affaire qui empoisonna la France pendant
quasiment un demi-siècle.
Le coup de génie ici
est, non pas de tenter de conter de
l’extérieur les faits et rebondissements qui conduisirent de la cassation en
1901 d’un officier juif de Mulhouse à sa réhabilitation avec les excuses de la
République en 1906, mais de se mettre dans la peau d’un des acteurs principaux,
malgré lui, de toute l’histoire. Un acteur resté dans l’ombre et injustement
oublié…
Georges Picquart est celui
qui prend la parole. Brillant officier ayant fait ses preuves par les armes en
Afrique et au Tonkin, décoré de la Légion d’Honneur, ancien professeur de
topologie à l’Ecole Militaire (où il eut Dreyfus comme élève), il se voit
choisi pour être promu plus jeune Lieutenant-Colonel de l’Armée française en
charge du « Bureau des Statistiques », vague terme derrière se cache
le service du contre-espionnage.
Dépité de cette promotion
mais dans l’incapacité de refuser, Picquart va devoir prendre la tête d’une
équipe qui fera tout pour lui rendre la vie impossible. Mais imposant peu à peu
ses méthodes, réformant de fond en comble l’approche et parce qu’on lui a donné
l’ordre de maintenir l’enquête sur le dossier Dreyfus, lequel vient d’être
condamné et envoyé à l’Ile du Diable
dans des conditions de détention innommables, Picquart, persuadé de la
culpabilité de Dreyfus comme toute l’armée dans son ensemble, va peu à peu voir
ses convictions ébranlées.
Un faisceau d’indices le
mettra sur la piste d’un officier louche et au bras long, le Commandant
Ferdinand Walsin Esterhazy. Un homme perclus de dettes de jeu, aux mœurs des
plus douteuses, bientôt observé à fréquenter assidûment l’ambassade
d’Allemagne, le grand ennemi, à qui il ne fait plus de doute qu’il remet des
documents militaires. Un homme dont l’écriture ressemble furieusement à celle
du bordereau sur la seule base, fragile, duquel Dreyfus fut condamné.
Alertant sa hiérarchie et
le gouvernement, Picquart va se heurter à un nauséabond mélange de mauvaise
foi, d’antisémitisme, de compromissions, d’objectifs personnels inavouables qui
rendent son discours inacceptable et inaudible.
Picquart ne tardera pas à
pâtir de son entêtement, de sa droiture de soldat et d’officier qui ne peut pas
accepter que l’armée qu’il aime de tout son cœur commette un outrage en
condamnant un homme dont il ne fait aucun doute, pour lui, qu’il est innocent.
Chassé de son poste,
ostracisé puis emprisonné, il deviendra l’un des fers de lance du groupe des
Dreyfusard auprès de Zola, de Jaurès, de Clémenceau, de Scheurer-Kestner ou de
Lazare tout en respectant son devoir de secret et de soldat, malgré les
outrages subis.
C’est cette enquête de
l’ombre mené par un homme mû par le souci de la vérité et de la droiture que
nous suivons de façon palpitante, comme un thriller aux incessants
rebondissements et qui nous tient en haleine constante bien que nous en
connaissions la fin.
Ce livre compile des
faits historiques et laisse au romancier le soin de les mettre en scène, de les
lier entre eux à la façon d’une histoire incroyable et pourtant vraie. Picquart
fut, en son genre et à son époque, le premier lanceur d’alerte. Attention, on
entre dans ce bouquin pour ne plus en sortir et parcourir page après page
devient addictif ! Une formidable réussite.
Publié aux Editions Plon
– 2014 – 487 pages