Auréolée de son Prix
Nobel en 1993 et désormais âgée de quatre-vingt-quatre ans, la grande
romancière afro-américaine Toni Morrison aurait pu décider de se retirer de la
scène. Il n’en est rien, bien au contraire. Elle reste résolument décidée à
écrire jusqu’au bout pour dénoncer ce qui a fait son combat de toujours :
le racisme sous-jacent et culturel américain, la pauvreté, l’enfance
malheureuse, la difficulté d’aimer et d’être aimé… Une chose a changé
cependant ; son écriture s’est faite plus dense, ses livres plus courts
car elle se sent saisie d’une urgence, celle d’un temps de plus en plus limité
pour achever son œuvre.
Pour tout lecteur qui ne
connaîtrait pas Toni Morrison, commencer par « Délivrances » ne
serait pas un mauvais choix tant ce court roman est un condensé encore magnifié
du style et de l’inspiration de l’écrivain.
L’un des grands postulats
de la psychanalyse est de considérer que beaucoup, voire presque tout, se joue
dans les quatre ou cinq premières années de notre existence. Pour Lulu Ann dont
Sweetness vient d’accoucher, tout se décidera dès sa venue au monde. Alors que
ses parents sont des mulâtres blonds passant presque pour des blancs, leur
fille leur fait l’horrible surprise de naître « noire comme le Soudan ». Au point que le père du bébé, convaincu de
l’adultère de sa femme car comment aurait-il pu engendrer un tel être ?,
ne tarde pas à abandonner sa famille. Oui, le racisme existe même voire surtout
au sein d’une même communauté nous rappelle T. Morrison.
Dès lors, Lulu Ann devra
subir le désamour d’une mère qui lui en veut ainsi que les moqueries
incessantes de ses camarades d’école. Jusqu’au jour où, pointant du doigt son
institutrice blanche en plein tribunal, elle fera condamner celle-ci pour attouchements.
Un simple geste qui lui permet de gagner au prix fort le début d’amour d’une
mère qui lui prendra la main pour la première fois de sa courte existence. Une
première délivrance pour une jeune vie faite jusqu’ici de frustrations,
d’exclusion et de ségrégation. Une délivrance qui lui vaut d’être reconnue et
d’exister… Mais un geste qui aura un prix lourd à payer comme on le comprendra
lorsque l’auteur nous projette quinze années plus tard.
Lulu Ann est désormais
une jeune femme accomplie, sûre de son charme. A la tête d’une petite
entreprise de produits de beauté qui rencontrent un franc succès, elle
s’habille entièrement de blanc, couleur à la fois symbolique et lui permettant
de mettre en avant sa silhouette divine en créant un contraste saisissant. Elle
est amoureuse d’un homme, Booker, dont elle ne sait presque rien mais peu
importe car elle l’a dans la peau comme jamais.
Mais, ces victoires
conquises à force de volonté et de travail vont voler en éclats à la suite de
la rencontre, moment clé et très fort du roman, entre Lulu Ann et son ancienne
institutrice qui vient d’être libérée de prison. Une rencontre en forme de
nouvelle délivrance pour celle qui fut condamnée en échange d’un enfermement
psychique pour la belle jeune femme en noir et blanc. Car Lulu Ann va perdre
tous ses repères réalisant l’énormité de ce qu’elle aura fait des années plus
tôt.
D’adulte accomplie et
séductrice, elle va peu à peu retomber dans une forme d’enfance au point de
percevoir son corps comme celui d’une toute jeune fille perdant ses attributs
féminins. Il faudra de nouvelles rencontres, de la générosité, des efforts de
volonté incommensurables, partir à l’autre bout des Etats-Unis pour trouver une
nouvelle et longue délivrance et s’assumer désormais telle qu’elle est et non
telle qu’elle avait construit une image déformée d’elle-même.
Aimer et être aimé est
bien le sel de nos vies. C’est celui qui guide Toni Morrison qui nous fait
aimer, indiscutablement, son écriture pour ce qu’elle est et ce qu’elle dit.
Publié aux Editions
Christian Bourgeois – 2015 – 197 pages