Ouvrir le dernier roman de Delphine de Vigan présente un
risque : celui de ne pouvoir suspendre une lecture qui vous plonge dans un
univers à la fois haletant, angoissant et où l’on ne cesse de s’interroger, l’auteur
jouant de la mystification avec brio. Parlant sous son propre nom, elle se met
en scène de façon troublante, puisant des éléments entiers de sa propre vie
pour construire une autofiction dans laquelle un double aux contours indéfinis
d’elle-même se débat dans une somme de difficultés.
Cette projection d’elle-même lui ressemble comme deux
gouttes d’eau. Elle a son âge, est écrivain, vient de connaître un immense
succès avec son dernier livre racontant l’impossible relation avec une mère qui
finira par se suicider. Comme elle, elle vit une relation amoureuse avec un
journaliste spécialiste de littérature, elle donne des conférences auprès de
lecteurs attentifs et curieux. Comme elle, depuis quatre ans, elle n’a rien
publié. Suffisamment de points de comparaison, soulignés sans ambiguïté et
facilement vérifiables, pour entretenir le doute sur la véracité de ce qui va
suivre. D’autant que Delphine de Vigan a l’habileté d’introduire chacun de ses
chapitres par une citation de Stephen King, alimentant le trouble entre le
narrateur, l’auteur et son lecteur.
De fait, Delphine est d’autant plus fragile que ses deux
jumeaux vont bientôt quitter le domicile maternel pour partir faire leurs
études supérieures. Un moment idéal pour l’entrée en scène de L (« elle »
dont nous ne connaîtrons jamais l’identité). Une femme de son âge, belle et
troublante, seule avec laquelle une relation d’amitié foudroyante va se nouer.
Par petites touches et manipulations successives, L va peu à
peu parvenir à prendre le contrôle total de Delphine, faisant le vide autour
d’elle, s’imposant comme l’unique et exclusive partenaire en amitié,
s’installant chez celle dont elle aspire inexorablement l’énergie, l’essence,
la vie. L sait y faire en se construisant elle-même une histoire personnelle
invérifiable qui fait d’elle une camarade oubliée de khâgne de Delphine dûment
renseignée sur cette dernière.
Avec un suspense irrésistible, l’auteur nous plonge au cœur
d’une double souffrance. Celle pour cette autre Delphine de Vigan (sans doute
pour la véritable aussi !) de retrouver le chemin de l’écriture, de
l’immense effort et travail que demande la création d’un livre signifiant et
réussi ; celle aussi de s’interroger comment on peut se laisser à ce point
mystifier par une tierce personne qui parvient à vous faire douter de tout au
point de devenir, bon an mal an, le représentant autorisé de vous-même,
agissant en votre nom. Une sorte de bernard-l’hermite social et littéraire
vidant votre coquille de toute substance…
Les lecteurs attentifs ne manqueront pas de remarquer le
clin d’œil que comporte le tout dernier mot d’un roman superbe et fascinant,
récompensé par le Prix Renaudot et le Prix Goncourt des Lycéens en 2015.
Publié aux Editions JC lattès – 2015 – 479 pages