Je croyais avoir tout lu de Marguerite Yourcenar, écrivain
vénérée de mon adolescence, magicienne du style et de la belle langue. J’avais
lu et relu ave gourmandise et fascination (ce qui ne m’arrive jamais par
ailleurs) l’œuvre au noir, les mémoires d’Hadrien entre autres. Et voilà que je
tombe par hasard sur ce livre.
« Un homme obscur suivi de Une belle matinée » est
en fait une œuvre de jeunesse, écrite une première fois en 1935, à vingt ans.
M. Yourcenar, insatisfaite du résultat ne l’avait jamais publiée. Pendant près
de cinquante ans, ce livre fit son chemin comme elle l’explique très bien dans
sa passionnante postface. Puis, le personnage principal de Nathanaël prit de
plus en plus de corps, se nourrissant du mystérieux et fascinant Zénon de son
« Œuvre au noir » ainsi que de la maturité propre de l’auteur.
Celle-ci garda l’essentiel de la trame romanesque initiale qu’elle compléta
d’une suite, écrite à une dizaine d’années de distance (« Une belle
matinée »), simplifia, densifia au plan psychologique puisant aux sources
de son histoire personnelle avant que de réécrire totalement son roman.
Plonger dans Yourcenar c’est accepter de se laisser glisser
dans le temps, se laisser bercer par la beauté des mots, sans résister. C’est
un parcours hypnotique qu’on adore ou déteste. Vous l’aurez compris, pour ma
part, j’adore !
Dans ce récit à part, M. Yourcenar nous entraine dans
l’Europe de la Renaissance, celle du XVIIème siècle, celle des petits et des
pauvres, des peu lettrés aussi. Il n’y a pas de message implicite comme
l’explique l’auteur. Elle nous donne à voir un homme jeune, d’une fraicheur
d’esprit incroyable, un brin naïf, qui va parcourir le monde malgré lui.
Né en Hollande d’un père charpentier de marine, boiteux, il
échappera à la tradition familiale, recevra une petite éducation faite de latin
avant que de partir pour l’Angleterre. Croyant, là-bas, avoir tué un notable
qui venait de tenter de violer sa fiancée sous ses yeux, il embarque pour le
premier navire en partance qui le mènera en Jamaïque puis, de là, sur une île de la Province Québecoise où il
échouera. Il y épousera la seule fille disponible, deviendra un pauvre
agriculteur avant que de s’enfuir, ne supportant pas la misère du lieu après la
mort brutale de sa jeune épouse pour revenir en Angleterre où il épousera une
bohémienne juive voleuse et infidèle, prostituée de luxe qui le bernera avant
que de finir pendue. Il sera alors temps de repartir en Hollande.
Là-bas, il deviendra ouvrier typographe et correcteur de
traité religieux et philosophique avant que sa santé fragile ne le force à
devenir valet de l’ex bourgmestre et de finir seul, isolé du monde sur une île
de la mer de Frise où il mourra seul, jeune et sans étonnement.
Tout au long de ce parcours, Nathanaël lira avec méfiance,
aiguisant son intelligence mais ne l’utilisant pas, restant en dehors de toute
religion dont il perçoit l’incongruité et les contradictions, insensible à la
musique, à la poésie mais ouvert aux plaisirs des sens et aux expériences. Un
homme curieux mais qui ne maîtrise pas son destin, jouet des autres et d’une
santé fragile.
Dans la deuxième partie, c’est le fils de Nathanël que nous
allons suivre, celui qu’il eut de son épouse anglaise et qu’il ne connut
jamais. Un jeune homme curieux, très intelligent, parlant l’Anglais dans cette
Hollande ouverte au commerce et aux arts et qui va se trouver devenir ce qu’il
a toujours secrètement rêvé d’être, un acteur shaeskperien par la rencontre soudaine
et magique d’une troupe en tournée européenne. Un court récit qui laisse la
porte ouverte à toutes les interprétations comme si le fils allait enfin
exploiter le formidable potentiel du père, mort trop jeune et ayant trop
souffert pour avoir su se hisser vers le haut.
Ce livre n’est certes pas au niveau des chefs-d’œuvre de
Yourcenar mais n’en reste pas moins passionnant.
Publié en 1982 – Folio - 228 pages