Guy Talese est considéré comme l’inventeur du nouveau
journalisme. Il a publié de très nombreux textes d’enquêtes approfondies sur
des sujets aussi différents que l’histoire de la sexualité aux Etats-Unis (La
femme du voisin), la mafia (Ton père tu honoreras), Frank Sinatra etc…
Son dernier ouvrage fit largement polémique lors de sa
sortie aux USA et interpelle à divers propos car il existe tellement
d’inexactitudes, d’erreurs sur les dates, de scènes qui semblent être purement
et simplement inventées ainsi que le souligne d’ailleurs Talese sans la moindre
ambiguïté que l’on peut se poser légitimement la question de savoir s’il s’agit
à la fin d’un roman-fiction ou d’une narration journalistique véridique.
Tout commence lorsque Gay Talese reçoit un jour un appel
d’un certain Gerald Foos l’invitant à le rencontrer. Celui-ci prétend détenir
une compilation d’observations édifiantes sur le comportement des clients de
son motel situé dans un quartier populaire et anonyme de Denver. Des
observations qu’il a glanées après avoir aménagé une astucieuse grille
assimilable à une grille d’aération lui permettant de mater en toute impunité
toutes celles et ceux qui occupent l’une des chambres ainsi équipées.
Avec la complicité de ses deux épouses successives, il va
remplir des cahiers entiers décrivant par le menu tout ce qui sort de
l’ordinaire insipide qui fait notre quotidien. Son obsession compulsive, ce
qu’il guette avec une patience de loup attendant le moment propice, c’est
l’activité sexuelle de sa clientèle, qu’elles qu’en soient les pratiques et les
formes. Parfois même, il prétend surprendre des trafics de drogue et même un
meurtre dont il ne figure cependant aucune trace dans les archives de la police
locale.
Après une certaine révulsion qu’inspire la narration glauque
de séances souvent déprimantes quand elles ne sont pas dépravantes, on ne peut
s’empêcher de reconnaître qu’il y a bien là, dans cette compilation unique
(inventée ou non) un formidable matériau qui donne à voir et à comprendre les
lentes et successives mutations de la société américaine sur plus de trente
années. Une société qui devient plus inter-raciale, où le désir féminin joue un
rôle plus marqué, où les parties collectives semblent progresser ; mais
une société dans laquelle vivre une sexualité épanouie semble rester le lot
d’une minorité de façon constante à travers le temps.
Au-delà de ces considérations, si l’on pose comme hypothèse
que cette publication résulte bien d’un travail d’enquête sérieuse faisant
l’objet d’une sélection rigoureuse de la part de son auteur ultime, alors on ne
peut manquer de s’interroger sur la responsabilité d’un voyeur compulsif qui
restera inactif alors qu’il observera des faits pénalement gravissimes (viols,
meurtre, inceste) tandis qu’il agira pour éclairer des phares de sa voiture des
scènes d’ébats sexuels autrement plongés dans le noir d’une chambre anonyme.
Comme on s’interrogera aussi sur la complicité indirecte d’un journaliste ne
pouvant plus ignorer des faits, lié pendant des décennies par un papier qu’il a
signé lui interdisant toute publication sans l’accord express de Foos. Sans
parler de celle d’épouses pour le moins complaisantes et trouvant là le moyen
de s’adonner avec leur mari à une sexualité parallèle à celle observée en temps
réel quelques mètres plus bas.
Bref, un livre fortement dérangeant, inhabituel mais dont la
lecture reste conseillée à toutes celles et ceux qui cherchent à comprendre le
monde et ses perversions infinies.
Publié aux Editions du sous-sol – 2016 – 255 pages