A l’image de ses romans et des personnages qui y tournent
comme des insectes enfermés dans un bocal, une sorte de micro-monde contre les
parois transparentes duquel ils ont plus ou moins conscience de buter, Javier
Marias aime donner à ses productions littéraires des titres énigmatiques,
interpelant.
Le titre de son dernier livre est tiré d’une citation de
Shakespeare : « Si rude soit le début, le pire reste derrière
nous ». Une phrase troublante vis-à-vis de laquelle notre réaction
immédiate serait probablement d’exprimer surprise et désaccord car qui sait si
le pire ne serait pas à venir ?
Alors, au fil de presque six-cents pages denses comme Marias
aime à les compiler, malaxant les pensées, les doutes, les malaises de ses
personnages avec un soin maniaque, ne leur laissant pas la moindre
échappatoire, l’auteur va s’employer à nous faire prendre conscience que, pour
survivre, pour aller de l’avant, pour vaincre l’angoisse de l’inconnu, l’Homme
n’a d’autre choix que de considérer que « le pire reste derrière
nous ».
1980 : voici cinq ans seulement que le Général Franco
est mort. Madrid bouillonne d’un désir de vivre, de repartir de l’avant après
des décennies d’obscurantisme, de terreurs et de règlements de comptes odieux.
Les lois d’amnistie ont été décrétées, seul expédient possible pour effacer
toutes les ardoises et réapprendre à vivre pacifiquement ensemble. Toutefois,
dans cette Espagne encore très catholique, le divorce reste interdit. La loi ne
sera votée qu’un an plus tard, au grand soulagement d’innombrables couples.
C’est dans cette capitale et ce pays en pleine
transformation, vibrant d’un désir d’avancer, que le jeune Juan de Vere, tout
juste vingt-trois ans, doit trouver sa place. Grâce à ses parents, le voici
embauché comme secrétaire d’un scénariste et réalisateur célèbre, Eduardo
Muriel. Un homme borgne dont l’œil mort est en permanence recouvert d’une coque
en plastique ; un homme qui semble devoir et vouloir voir le monde, réel
ou celui qu’il imagine dans ses films, avec un champ de vision restreint,
occultant ce qu’il ne veut plus voir.
Du fait de l’exigence de Muriel, Juan va de fil en aiguille
devoir résider dans l’appartement familial de son patron et observer malgré lui
la façon odieuse, méprisante, salissante dont Muriel traite son épouse,
Beatriz. D’assistant, de Vere devient également peu à peu le confident de son
patron, puis l’observateur et l’accompagnateur d’un ami médecin du couple que Muriel
l’a chargé de tracer en permanence avant de lui rapporter en détail son
comportement avec les femmes.
Subrepticement, entraîné malgré lui dans un climat malsain
et intrigué par les fantasmes qui semblent habiter les aînés qu’il côtoie, Juan
devient un enquêteur qui tente, le jour, de comprendre ce qui a pu pousser les
deux époux à vivre comme il peut le voir quotidiennement, la nuit venue de
déceler en quoi le médecin qu’il a en charge d’accompagner est le salaud que
tout le monde lui décrit.
Plus les découvertes se succèdent, plus le poids du
franquisme remonte, plus l’impossibilité à pardonner ce que l’on garde au plus
profond de soi se fait jour. Car comment pardonner ce que l’on garde secret
quand ce secret est bien le pire resté derrière nous, celui qui empêche de se
réaliser, qui continue de pourrir l’existence et celle de ceux qui nous
entourent ?
Javier Marias nous entraîne au cœur de ces enquêtes qui
sonnent comme autant de drames personnels, familiaux, politiques et sociétaux
dans une Espagne encore empuantie par des relents du franquisme.
Un roman magistral, complexe, profond.
Publié aux Editions Gallimard – 2017 – 576 pages