Imaginez un instant que
vous perdiez tout libre-arbitre ou, plutôt, que vous ayez délibérément décidé
de vous en remettre au hasard pour conduire votre vie. Une perspective à la
fois effrayante et excitante, propice à vous conduire aux pires excès et,
inéluctablement, à l’exclusion sociale.
C’est précisément ce
chemin que va décider d’emprunter un jour un homme, Luke Rhinehart. Jusqu’ici,
ce trentenaire menait une vie sans histoire. Honnête psychiatre exerçant à
New-York, il fait vivre sans histoire son épouse, encore très séduisante, et
ses deux enfants. Mais, comme pour beaucoup, une routine s’installe poussant
l’homme et le praticien à rechercher de nouveaux moyens de stimulation, de
donner du piquant et du relief à une vie autrement promise à l’ennui
régulièrement noyé avec quelques sérieuses rasades alcoolisées.
Sa grande idée sera
simple à énoncer et à mettre en œuvre: confier à un dé (parfois deux histoire
d’augmenter l’univers des possibles) la détermination de l’attitude ou de la
décision à prendre à un moment donné, les différentes options étant
prédéterminées par celui qui jette le(s) dé(s) et toutes pré-associées à une
des possibles valeurs du ou des dés.
La première tentative
fera figure de passe qui libère d’une prison mentale car le dé ordonnera à Luke
de descendre violer la voisine du dessous, par ailleurs épouse du psychiatre
auquel il est associé. Une fois la barrière levée, une infinité de possibilités
soudain s’ouvre. Plus question de s’en tenir à la morale, à la logique, aux
pulsions ou au raisonnement. Seul le dé gouverne. Au départ, un peu, à certains
moments clés. Puis, peu à peu, comme un manipulateur pervers, le dé devient roi
décidant de tout au point de rendre le comportement de Luke indéchiffrable, d’en
faire un monstre aux yeux des autres avant de s’instaurer en une sorte de déité
du hasard.
Car, non content de
s’appliquer à lui-même un procédé propre à déstructurer sa personnalité, Luke,
devenu l’homme-dé, va se mettre à traiter ses patients, sa famille, son
entourage, sa maîtresse en s’en remettant au hasard, au sort du dé.
Dès lors, il devient
fascinant de suivre la manière dont le monde et ses règles se transforment sous
nos yeux au fur et à mesure que l’homme-dé bifurque au gré du hasard. In fine,
seule la folie semble gouverner et c’est ce lent processus que décortique
l’auteur avec un réalisme, une précision et un humour qui font froid dans le
dos.
Derrière Luke Rhinehart
censé écrire ici sa biographie se cache en fait un certain George Power Crocksoft.
Ecrit en 1971 (époque dont nous retrouvons admirablement l’esprit dans le
récit), le livre devint vite l’objet tant d’un culte que de polémiques. Réédité
à de nombreuses occasions, il s’impose en must de la littérature moderne, reste d’une
actualité totale et interpelle gravement sur nos choix et la manière dont nous
les opérons.
Publié aux Editions de
l’Olivier – 2014 – 521 pages