Quoi de mieux que Las
Vegas pour symboliser toutes les outrances de l’Amérique ? Car derrière
les paillettes et le strass des shows, les piles de jetons qui s’échangent dans
les casinos, les filles qui exhibent leurs charmes pour une poignée de dollars
se cache aussi en réalité une grande misère.
C’est aux limites de
cette cité bâtie autour d’une unique avenue, le Strip, qu’échoue toute une
catégorie d’exclus, de sans-grades, de laissés pour compte d’un pays qui ne
fait pas grand-chose pour celles et ceux de ses concitoyens qui, pour une
raison quelconque, auraient eu la malchance de n’avoir pas su monter ou rester
dans le train en marche. Parmi eux, un trio de vétérans qui a élu domicile dans
le principal collecteur d’eaux de pluie construit après les inondations
catastrophiques de Las Vegas en 2005. Revenus d’Irak pour les plus jeunes et du
Vietnam pour Hoyt, le septuagénaire rescapé, ils ne se sont, comme des dizaines
de milliers d’autres, jamais remis des horreurs de conflits absurdes, aussi
inutiles que contreproductifs, menés par leur pays décidé à imposer sa vérité
en dépit de tout.
Pour beaucoup de leurs
congénères qu’ils côtoient, la rédemption pour les actes commis ou les images
subies passe par un cocktail explosif d’internement psychiatrique, d’alcools
forts et de drogues de plus en plus dures. Jusqu’à la déchéance ou la mort qui
rôde sans cesse. Un tableau dont le trio se tient prudemment et sagement à
distance, limitant les contacts au strict nécessaire, se soutenant mutuellement
dans la quête d’une solution leur permettant de tenir le coup, à tous points de
vue.
Pour Hoyt, cela passe par
la lecture de poésie récoltée au gré des livres oubliés par les touristes dans
leur chambre d’hôtel et récupérés dans les poubelles ainsi que par un voyage
intérieur dans le temps. Après avoir visité l’avenir en tous sens et consigné
ses découvertes dans des carnets qu’il tient secrets, il entreprend de se
projeter dans son passé de petit garçon, à l’aube des années cinquante. Un
temps de relative insouciance, d’avant la guerre à laquelle il fut contraint de
participer. Autant de voyages entrecoupés de rencontres fortuites au temps
présent ou d’évènements étranges comme cette nuée d’oiseaux qui tombent raides
morts autour de ces clochards sympathiques laissant entrevoir une infinité de
possibles dans une forme de prudents et détonants parcours d’univers quantiques
qu’on ne pourrait observer que de l’extérieur par l’un de ces replis du temps
que prédit la théorie.
Derrière la violence de
ces vies passées et présentes, derrière les traumatismes extrêmes qui hantent
ceux qui se sont battus pour leur pays, Jérôme Garcin sait aussi dresser un
tableau rêveur et souvent doux, un champ de vies intérieures apaisées rendues
possibles par l’incroyable association de constantes citations poétiques comme
autant d’explications à la scène présentement vécue et de visionnage d’images
du passé refoulées rendant enfin possible l’acceptation d’un inconscient lourd.
L’auteur signe ainsi un livre remarquable et paradoxal car violent comme la
guerre et doux comme la poésie et l’amour. Un de ses meilleurs romans
assurément !
Actes Sud – publié en 2018
– 224 pages