Depuis des décennies Santiago H. Amigorena vit avec une
angoisse dévorante. Un mal qui, faute de pouvoir l’énoncer, l’étouffe. En 1998,
il entreprend de commencer la rédaction de ce qui va devenir, un quart de
siècle plus tard, « Le ghetto intérieur ». Une version romancée de sa
propre histoire familiale, celle de son grand-père, Vicente, Juif Polonais
émigré en Argentine dans les années trente. Une façon pour l’écrivain de se
délivrer du silence qui l’habite et le ronge.
Lorsque Vicente arrive en Argentine, il n’a qu’une
hâte : oublier ses origines juives, pauvres, oublier les humiliations
subies en tant qu’officier juif polonais dans son propre pays qu’il avait
pourtant vaillamment servi pour faire obstacle aux tentatives d’invasion
militaires russes. Son obsession est de s’intégrer au plus vite et de réussir
dans sa nouvelle patrie. Un rêve qui prendra forme après avoir épousé la fille
d’un fabricant de meubles dont il devient un des revendeurs à succès à Buenos
Aires. Père de trois enfants, il file une vie insouciante, loin du bruit et de
la fureur qui se déchaînent sous la barbarie nazie en Europe.
Pourtant, peu à peu, un sentiment d’exil et une profonde
mélancolie vont s’emparer de Vicente. Une glissade entretenue par la lecture
des nouvelles de plus en plus inquiétantes véhiculées par la presse sur
l’extermination en cours du peuple juif en Europe. Du souffle sur les braises
d’un feu intérieur mal éteint : celui d’avoir laissé sa mère et son frère
à Varsovie. Celui de n’avoir pas assez insisté ni mis tout en œuvre pour les
sortir de force d’une ville devenue une souricière dans laquelle un nombre
effroyable de Juifs est entassée de force en vue de les y faire mourir sous
toutes les formes possibles et imaginables. Plus le temps passe, plus la presse
se fait alarmante, moins fréquentes sont les lettres échangées avec sa famille.
Jusqu’à cesser sans avoir la moindre nouvelle avant d’apprendre indirectement
que sa famille a été déportée à Treblinka.
Pendant que ceux restés en Europe sont conduits à une mort
certaine, Vicente s’enferme dans un ghetto intérieur qui le coupe du monde. Lui
le mari aimant se fait absent et distant. Lui l’entrepreneur audacieux laisse
tout tomber. Il s’abîme dans le jeu et l’alcool pour tenter de noyer un
sentiment de profonde culpabilité. Ce n’est que par une ultime circonstance,
alors que le passage à l’acte semblait inéluctable, que viendra la délivrance
et le retour progressif à une existence où vivre avec cette horreur inoubliable
redevient progressivement envisageable.
Santiago H. Amigorena signe là un roman profondément intime
et humain servi par une écriture aussi directe que délicate, comme un scalpel
qui ouvre les chairs pour aller directement au mal.
Publié aux Éditions POL – 2019 – 191 pages