Parmi les premières nations à s’engager dans la Première Guerre Mondiale figure le Canada comme tous les autres membres de l’empire colonial britannique. Dès 1915, les besoins en hommes devenant de plus en plus pressants face au carnage des grandes offensives, les Amérindiens, au départ exclus car considérés comme inférieurs, furent autorisés à s’engager.
Parmi eux, Joseph Boyden convoque deux amis d’enfance, Bird et Elijah. Deux jeunes gars qui ont passé une bonne partie de leur enfance au sein des forêts profondes, élevés par la tante de Bird. Une vie qui nécessite, pour survivre aux dangers et au grand froid hivernal, de savoir chasser à la perfection. Une nécessité que les deux enfants vont développer jusqu’à une forme d’art, communiant par télépathie. Un art qui nécessite de savoir tirer ce qu’ils font l’un et l’autre à la perfection.
Dès lors, catapultés après une préparation militaire sommaire au cœur des tranchées où se font face l’Allemagne et ses ennemis, nos deux jeunes indiens ne vont pas tarder à faire parler la poudre et devenir d’éminents tireurs d’élite dont la réputation va se propager au fur et à mesure que leur tableau de chasse va prendre des proportions dantesques. Mais l’on sait dès le départ que cette guerre se terminera mal puisque Bird est de retour seul au pays, une jambe en moins, morphinomane, descendant la rivière sur le canoë de sa tante qui tente de le sauver de ses démons intérieurs.
Car Bird se noie dans d’épouvantables cauchemars, convoquant sans cesse les scènes atroces auxquelles il aura tantôt assisté, tantôt participé comme acteur lui-même d’une grande boucherie. Difficile de rester soi-même quand survivre signifie tuer, par tous les moyens et en le plus grand nombre possible, des hommes qui n’ont d’autres défauts que de porter une nationalité différente de la vôtre. Difficile de ne pas devenir fou quand la violence exaspérée atteint sans cesse de nouvelles formes paroxystiques, quand l’horreur semble ne jamais connaître de fin. Dans les sociétés civilisées, on enferme les fous pour ne pas en subir les dangers. Dans les tribus indiennes, on leur réserve un autre traitement permettant aux âmes de suivre le chemin d’une nouvelle vie apaisée. Un parallèle dont on finira par comprendre toute la portée au bout de l’enfer que déchaîne ce conflit absurde.
C’est ce chemin des âmes que nous fait suivre de manière hallucinée ce roman magistral de Joseph Boyden. On y est abruti par la vie et la mort par dizaines, que dis-je centaines de milliers, sur les champs de bataille, par les chasses à l’homme constantes. On y voit les âmes des soldats tombés appeler grâce et repos éternel tandis que l’âme des survivants se ternit au fil des jours survécus et des coups mortels portés. On reste longtemps hanté par la force de l’écriture, assistant aux multiples façons dont la guerre finit par faire perdre toute humanité à ceux qui y sont plongés. Joseph Boyden signe là un roman majeur, indispensable.
Publié aux Éditions Albin Michel – 2006 – 392 pages