Avec ce troisième roman, l’écrivain américain d’origine russe nous transporte dans un futur proche et qui n’a rien de très enviable. Dans cette uchronie, ce qui compte le plus pour exister socialement et survivre est de disposer d’un « äppärät », petit bijou électronique qui permet de rester en contact permanent, de recevoir les fils d’information, d’afficher son niveau de crédit sur des poteaux qui sillonnent sans merci le paysage urbain et, surtout, d’indiquer son niveau de « baisabilité ». Les relations, surtout si elles sont sexuelles (nous ne parlerons plus de relations amoureuses tant cette notion semble avoir disparu), s’établissent en fonction de critères basés sur l’humeur, la beauté et la quantité d’argent – le niveau de crédit - dont on dispose. Un monde superficiel, zappant sans cesse, où l’on s’abutit au lieu de réfléchir.
Aussi, lorsque Lenny Abraham, presque quarantenaire, sans véritable charme mais doté d’un solide niveau de crédit doublé d’une gentillesse et d’un manque absolu de confiance en soi tombe sous le charme de la jeune Eunyce, une Américaine d’origine coréenne qui est sa cadette de près de vingt ans, il ne se doute pas qu’il s’apprête à entrer de plein pied dans une super triste histoire d’amour.
Autour d’eux, le monde se délite. L’Amérique est sous la merci de ses créanciers principalement chinois. Un régime totalitaire tente, par sa gesticulation bruyante et brutale, de donner le change mais bientôt, les États-Unis d’Amérique disparaîtront pour être découpés au profit des nations les plus riches, les plus féroces ou les mieux organisées. Et, entre Eunyce et Lenny, c’est une partition cruelle d’amour-passion, d’amour-répulsion, de petits moments de joie gâchés par d’intenses moments de souffrance qui se joue. Car entre les deux amants se dresse une cohorte d’obstacles : les parents respectifs durablement installés dans la pauvreté et avec lesquels les relations sont pour le moins compliquées, le patron de Lenny, un des hommes les plus puissants du monde en plein bouleversement, père de substitution mais père envieux et castrateur, la crise financière qui va faire passer Lenny de la caste des riches à celle de la classe moyenne, l’intégrité des sentiments entre un homme ancré dans les valeurs, la tradition et le passé et une jeune femme instable, recherchant sans cesse la sécurité auprès d’hommes faisant figure d’amants mais encore plus de pères protecteurs.
Et, pendant ce temps, l’Amérique disparaît, emportée par son racisme, ses fractures sociales et économiques, son extrémisme, son inefficacité politique, sa gabegie. C’est aussi, et surtout, ce message que nous adresse avec insistance l’éternel contemplateur d’un pays qui ne va pas bien qu’est Gary Shteyngart.
Publié aux Éditions de l’Olivier – 2012 – 410 pages