10.6.20

La punition – Tahar Ben Jelloun


Il aura fallu près d’un demi-siècle pour que Tahar Ben Jelloun se sente enfin prêt à raconter sa terrible mésaventure à l’aube de ses vingt ans. En ce milieu des années soixante, le jeune homme qui n’est encore qu’un étudiant parmi d’autres à l’Université de Rabat rejoint des groupes de contestation et de manifestation contre un régime totalitaire et autoritaire. Des manifestations réprimées par la force qui vont laisser morts de nombreux jeunes gens et envoyer dans les geôles marocaines d’autres. Un soir, se trouvant dans la cantine de l’Université où se déroule un meeting étudiants, le jeune Tahar se fera rafler et ficher.

 

L’État policier n’oubliant jamais celles et ceux qu’il considère comme ses ennemis, le jeune homme recevra peu de temps après une convocation pour se rendre dans un camp militaire perdu dans le désert, loin de Rabat et de toute forme de civilisation. Il comprendra très vite que c’est là-bas que l’on envoie les hommes de tout âge et de toutes conditions qui ont osé s’élever, sous quelque forme que ce soit, contre le régime et le monarque. Un camp sans autre règle que de laisser tout pouvoir aux officiers qui le commandent et à l’adjudant sadique et inculte en charge de l’instruction en vue de mater toute forme de rébellion.

 

Oubliés les droits élémentaires, oubliées les joies. Seuls comptent les exercices épuisants, les tâches absurdes n’ayant d’autre vocation que de briser les résistances pour obtenir une obéissance aveugle. Rien de mieux dès lors que d’enchaîner les privations de nourriture en servant à ceux qui ne sont même pas officiellement des recrues mais plutôt des prisonniers une pitance immonde, souvent corrompue, l’argent de la nourriture officielle servant aux fêtes des officiers en charge du commandement.

 

Là-bas, loin de tout, on meurt pour un rien, enterré vivant jusqu’au cou, laissé à cuire au soleil du désert ou tué lors de manœuvres contre un ennemi inconnu et jamais vu. Pendant plus de dix-huit mois, il faudra tenir, se serrer les coudes, baisser l’échine, saisir les moindres occasions pour échapper aux punitions et brimades qui pleuvent en rafale sous les ordres d’un officier supérieur sadique, pervers et manipulateur.

 

Presque par miracle, Tahar Ben Jelloun en réchappera, le système relâchant sans plus de justification ceux dont il aura confisqué la jeunesse. Surtout il échappera au pire, l’officier à la tête de la garnison où il se trouvait enfermé ayant ourdi un coup d’état contre le Roi quelques semaines à peine après sa libération. Un putsch qui se termina dans le sang et renforça le régime en place.

 

De tout cela, celui qui allait devenir un homme de lettres internationalement connu et reconnu devait garder un souvenir cuisant, profondément douloureux, une faille physique et psychique dont il n’est pas possible de jamais se remettre complètement. Un puissant témoignage de ce qu’un état non-démocratique peut engendrer d’arbitraire, de folie et de destruction.

 

Publié aux Éditions Gallimard – 2018 – 153 pages