Tout d’abord, il convient de dire que le prénom de l’auteur pourrait prêter à confusion : Lionel Shriver est une femme, américaine et journaliste de son état.
Son roman « Il faut qu’on parle de Kevin » (traduction littérale du titre original) est un roman choc. Un de ceux dont vous ne sortirez pas indemne et qui vous hante, longtemps après l’avoir refermé.
Avant d’écrire son roman, Lionel Shriver a longuement enquêté sur les raisons qui peuvent pousser des adolescents américains, souvent sans histoire, à basculer soudainement dans le crime et l’horreur en commettant des tueries gratuites et hyper-violentes sur des campus scolaires. On pourra lire utilement l’interview suivante qu’elle a donnée à Montréal :
http://www.voir.ca/actualite/actualite.aspx?iIDArticle=44377
Ce livre se présente sous la forme d’un long monologue d’une femme, Eva, à qui tout a réussi, en apparence du moins. PDG d’une société qui publie des guides touristiques du type « Routard », elle est riche, mariée. Pourtant, très vite, nous allons apprendre que son fils, Kevin, a commis l’indicible en tuant neuf de ses camarades, une professeur et un employé de cafétaria un certain JEUDI.
Eva, séparée de son mari (attendez la fin du roman pour comprendre), éprouvée par le choc terrible de découvrir son fils assassin et sortant d’une série de procès au civil comme au pénal, éprouve un irrépressible besoin de se confier par écrit à son époux. Une thérapie littéraire en sorte où rien ne sera laissé de côté. Une exploration absolue de l’intime d’une femme américaine située du bon côté de la barrière sociale.
Comment en sont-ils arrivés là ? Quelle est la part de responsabilité de chacun des parents ? Qu’auraient-ils dû faire pour éviter cela et était-ce évitable ?
Autant de questions qui vont amener une intense et douloureuse introspection en tant que femme, épouse et mère. Or c’est là la force incroyable de ce roman unique : entrer profondément dans l’auto-analyse, sans circonstances atténuantes car la recherche de sa vérité (il ne peut y avoir une seule vérité face à ces questions qui sont et resteront pour beaucoup sans réponses) est structurante pour Eva. Tenter de répondre c’est pouvoir encore vivre, c’est exorciser le mal. Il y a une intense sensibilité féminine, un amour sincère dans chacune des longues lettres qu’Eva rédige à l’intention de son époux, Franklin.
Rien n’est laissé dans l’ombre : la relation sulfureuse mère-fils, le rejet d’un enfant envahissant et perturbant, le refus de voir la réalité, le caractère psychologiquement gravement perturbé de l’enfant laissé sans traitement idoine, l’absence de front commun parental, la préférence donnée à la sœur cadette…
Chaque point est longuement examiné, comme dans un procès virtuel, en disséquant crûment chaque moment essentiel de la vie familiale et en le regardant a posteriori.
L’auteur se livre également à une assez féroce critique de la société américaine républicaine et à ses clichés. L’opulence, la richesse, l’autosatisfaction et l’aveuglement ne joueraient-ils pas un rôle dans ce besoin, pour ces adolescents, à s’affirmer autrement puisque tout est déjà fait, acquis, atteint ?
Quel rôle la télévision, Internet, les jeux vidéo jouent-ils dans la banalisation de la violence comme mode d’expression par défaut ? Tous ces points sont abordés de façon conséquente dans l’introspection d’Eva sans pour autant chercher à se défausser de sa responsabilité de parent.
Au-delà de la charge émotionnelle propre à l’horrible JEUDI, ce roman nous interpelle sans cesse sur nos rôles en tant que parents, adultes, conjoints, sur notre relation au modèle social dominant, sur notre capacité à réfléchir et à agir pour prévenir une catastrophe. Il est impossible de rester en dehors ce qui est présenté car nous avons toutes et tous, à un moment ou un autre, eu à gérer au moins une situation similaire dans notre vie de couple ou de parents.
La fin du roman est particulièrement éprouvante : elle marque le point d’orgue d’une longue descente aux enfers qu’aucun des deux parents n’aura su prévenir et encore moins arrêter. Pire, ils en sont indubitablement co-responsables, à des degrés divers.
Un roman intense, bouleversant, dur et auquel il est impossible de rester insensible. Un très grand livre.
Publié aux Editions Belfond – 486 pages
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