Il ne suffit pas d’une vague trame romanesque, voire d’un
prétexte, d’une écriture fabuleusement précise et ourlée complétée d’une
accumulation de références historiques pour faire un bon livre. C’est
malheureusement ce que semble avoir complètement oublié Mathias Enard dans son
dernier ouvrage en forme de pavé difficilement digeste qu’est
« Boussole ».
On attend généralement d’une boussole qu’elle nous guide
dans la bonne direction. Celle de M. Enard semble, à l’image sans aucun doute
de notre époque, ne plus savoir où donner de la tête s’affolant dans
d’incessants retours entre une ville frontière, Vienne, où l’on nous convie dans
la visite de musées étranges et pleins d’images choc et un Orient en proie à de
tensions telles qu’il est en train d’imploser sous nos yeux. Pourquoi pas,
puisqu’il s’agit pour Franz Ritter, un musicologue autrichien dont on comprend
qu’il est en train de mourir de convier à lui tous les souvenirs d’une vie
passée à chercher des sujets artistiques, vainement, et à courir, en pensée et
en tentation sans jamais parvenir à ses fins, après cette belle archéologue
envoûtante mais prise, Sarah, avec qui il aurait aimé construire sa vie.
De bonnes raisons du coup pour nous lancer sur la trace de
fouilles dans tous les pays désormais en guerre et en proie à la folie d’un
islamisme radical décidé à raser toute référence à ce qui aurait pu exister
avant la venue d’un Prophète censé représenter l’orée de leur monde terrifiant.
Peut-être est-ce là le propos de Mr Enard : nous rappeler avant qu’il ne
soit trop tard ce qui est en train de disparaître à jamais sous la folie de
barbus incultes et drogués.
Sauf que cela tourne très vite au feuilletage d’un catalogue
savant, extrêmement fourni, de toutes celles et ceux qui, à un moment où
l’autre de l’histoire des arts, qu’ils fussent écrivains, peintres, sculpteurs,
musiciens, poètes, mathématiciens, philosophes et j’en passe, auront éprouvé
plus ou moins de fascination (souvent d’ailleurs suffisamment pour en mourir)
pour un Orient tellement difficile à appréhender pour un occidental.
Feuilleter le catalogue d’un grand vépéciste est un exercice
auquel nous nous sommes tous livrés un jour ; on y sourit, on s’arrête ici
ou là, on saute les pages qui ne nous intéressent pas mais, au bout du compte,
on n’y retire rien, ni plaisir, ni déplaisir. Seules quelques vagues images
sans intérêt persisteront. Or, c’est exactement le problème avec
« Boussole » : quel intérêt peut-il y avoir à un bouquin
superbement écrit, réalisé avec un soin maniaque qui a du nécessiter des
centaines d’heures de recherche et a fait appel à une culture qu’on ne peut que
saluer, mais qui n’apporte rien, strictement rien à un lecteur qui est assommé
de références, souvent sous la forme d’à peine quelques lignes, à des
personnages disparus depuis longtemps et ayant fait un passage parfois
remarquable souvent anodin dans la grande bousculade humaine ?
M. Enard nous laisse entre les mains une boussole plus faite
pour nous perdre en chemin que pour nous guider ou nous donner du sens. En tous
cas, au bout de huit heures de persévérants efforts (car les pages sont d’une
densité rare), j’ai laissé tomber, définitivement. Suffisamment rare, en ce qui
me concerne, pour être souligné.
Publié aux Editions Actes Sud – 2015 – 378 pages