Concentrant son récit sur
vingt-quatre heures, Isabel Colegate élabore un tableau complet, détaillé et
acéré d’un microcosme parvenu à la fin d’une époque. Celui de l’aristocratie
anglaise, et plus particulièrement de l’aristocratie rurale, d’une société
post-edwardienne encore figée dans une perception du monde que, très bientôt,
le grand charnier de la Première Guerre Mondiale va faire voler en éclats.
Dans ce monde en
suspension, comptent avant tout les apparences, les traditions et les rites. Rester
entre soi et surtout se voir comme une élite ayant le privilège de côtoyer le
souverain sans se soucier de la plèbe en est une composante essentielle. Se
comporter en gentleman, c’est changer cinq fois par jour de tenue, c’est
épouser une femme par intérêt, pour former une alliance ou accéder à un
financement, et la tromper avec élégance surtout si, de son côté, elle ne se
prive pas de rendre la pareille. Il faut bien que les tensions que tous ces
faux-semblants engendrent finissent bien par trouver un exutoire.
L’autre grand exutoire
est la partie de chasse où compte avant tout de réunir les meilleurs fusils du
royaume et les gens de bonne société pour se livrer à un abattage massif et
ridicule de quantité de faisans élevés jalousement toute la saison suivante à
des fins de carnage civilisé et policé. Car, participer à la partie de chasse
de Sir Randolf, le châtelain de Nettleby, c’est respecter des règles strictes
en matière de rabattage, de placements, d’organisation dans un monde codifié et
où il est de très mauvais goût de vouloir faire preuve d’esprit de compétition
entre tireurs.
Or, c’est précisément ce
dernier point qui va conduire à un drame dont Isabel Colegate élabore finement,
pas à pas, avec une montée en tension dramatique régulière la trame et le
dénouement. Car deux des meilleurs fusils d’Angleterre sont présents et, sans
que rien ne soit dit et parce que d’autres choses auxquelles il nous est donné
d’assister de façon intime se passent, le désir mutuel de se rabattre le caquet
et d’apparaître comme le meilleur fusil va devenir irrépressible, au mépris des
usages.
Derrière ce carnage de
volatiles et autre petit gibier se cache un bien plus grand carnage à venir.
Celui d’une Europe à feu et à sang où bien des acteurs de cette partie de
chasse finiront par rejoindre les rangs innombrables des victimes.
A bien plus d’un titre,
cette partie de chasse-là sera la dernière. La dernière d’une tradition
ancestrale. La dernière d’un monde qui va disparaître à jamais, entraînant la
petite aristocratie dans la faillite qui déjà se pressent. La dernière où ne
pas pouvoir voter pour les classes populaires qui forment les rangs des
fermiers, ouvriers et autres rabatteurs est une évidence car démocratie rime
avec aristocratie. La dernière à laisser aussi entrevoir de possibles histoires
d’amour romantiques en diable mais bien vite contrariées par l’Histoire et son
lot de destins fatals.
Au-delà de ce tableau
social qu’elle connaît bien puisqu’Isabel Colegate a passé quasiment toute sa
vie dans le château d’une famille aristocratique du côté de Bath, l’auteur
parvient aussi à élaborer un roman comportant de multiples histoires
touchantes. Car derrière les conventions et les apparences se cachent des
hommes et des femmes, des enfants et des domestiques qui entretiennent des
relations complexes, plus ou moins cachées, où un peu plus de spontanéité peut
parfois être autorisée. Il faudra cependant faire preuve d’une certaine
patience et surmonter les cinquante à soixante-dix premières pages assez figées
pour appréhender la richesse et la subtilité d’un récit au parfum un brin
suranné.
On regrettera enfin la
préface du scénariste Julian Fellows, assez longue et ennuyeuse à force de
répétitions et de détours inutiles dans des commentaires savants et datés de
micro-scènes du roman. Vous pourrez vous en passer sans regret….
Publié aux Editions
Belfond – 2015 – 318 pages