Il aura fallu patienter plus de trente ans pour enfin
découvrir en Français le premier roman de Steve Tesich, auteur peu prolixe mais
devenu culte avec le succès de son deuxième roman, « Karoo ». Il n’y
a eu rien d’autre, Tesich venant à décéder deux ans après la parution de
« Karoo ».
« Price » fut un échec qui força son auteur à se
réfugier dans l’écriture de scenarios pour le cinéma pendant dix ans avant que
Karoo ne le remette en pleine lumière. En lisant ce roman maudit, mal-aimé du
vivant de l’auteur, on découvre un véritable trésor. Ouvrir ce gros pavé
imprimé sur du papier épais et lourd, c’est prendre le risque réel de ne plus
pouvoir décrocher tant on est happé. Car si « Price » est, beaucoup,
l’histoire de Steve Tesich lui-même, c’est aussi, forcément, un peu ou beaucoup
celle de chacun de ses lecteurs tant les thèmes qui y sont abordés sont
universels.
Pour Price, à dix-sept ans, tout arrive en même temps
provoquant un tsunami dans une vie d’adolescent jusqu’ici calme. Une vie passée
à vaguement étudier, s’entraîner quotidiennement pour la lutte, mener des
combats en compagnie des deux amis de toujours, eux aussi lutteurs mais moins
doués que Price tout en composant avec un père et une mère qui se sont aimés
avant que se chamailler ou de s’agresser au quotidien.
Dans ce coin industriel et pollué d’East Chicago où
pullulent raffineries et aciéries dans lesquelles la plupart des pères de
famille sont employés, la question de l’avenir ne semble pas trop se poser tant
la vie semble écrite d’avance. On est promis, son diplôme (de type BAC) en
poche, à devenir l’un de ces innombrables ouvriers que semblent réclamer sans
cesse les industries locales.
Mais Price et ses copains ne semblent pas se résigner à ce
morne futur dicté d’avance. Et d’autant moins que Price fait la rencontre d’une
jeune fille fraîchement arrivée, Rachel, dont il tombe éperdument amoureux au
moment même où le père de Price tombe gravement malade et entame une lente
agonie.
Du coup, la vie de Price se met à bourdonner, à vibrionner
sous le coup des situations impossibles, des écartèlements constants entre ce
qu’il conviendrait logiquement de faire et ce que la passion réclame, envers et
contre tout.
Entre Rachel, qui est une jeune femme aussi belle que
perverse, une manipulatrice odieuse et un père obsédé par l’idée d’être aimé à
tout prix par sa femme comme son fils en dépit d’une tyrannie dont la cause
n’est autre que l’incapacité à savoir se faire aimer pour ce qu’il est, Price
ne trouve d’autre échappatoire que de plus en plus rêver la vie qu’il aimerait
vivre.
Plus les déceptions et les frustrations s’accumulent, plus
Price fait le vide autour de lui. Moins il comprend d’instinct ce qui se passe,
plus il tente avec une imagination sans limite de trouver des explications de
plus en plus alambiquées aux évènements qui lui échappent. Plus Rachel le
pousse à bout, plus il demande un amour inconditionnel, se détachant inexorablement
de ses parents.
En quelques semaines d’un été brûlant, la vie de Price va
basculer de celle d’un adolescent sans histoire et sans grand avenir, anonyme
parmi les anonymes, à celle d’un adulte dont le caractère se sera forgé dans de
terribles épreuves et des ruptures définitives.
On pourra trouver le personnage de Price profondément antipathique
et égocentré. Certes. Mais, il me semble qu’il faut y voir avant tout un gamin
qui fait l’apprentissage brutal, inattendu, impréparé de la vie adulte. Un
apprentissage sans mode d’emploi, sans assistance, sans conseil en butte à des
êtres profondément destructeurs et qui ne peuvent qu’abîmer à jamais une
certaine innocence.
Il en résulte un livre magnifique, exaltant et si vrai. Une
splendeur.
Publié aux Editions Monsieur Toussaint Laverture – 2014 –
537 pages