Que reste-t-il à ceux qui
savent leurs emplois condamnés, sacrifiés sur l’autel d’un capitalisme
néolibéral effréné et obnubilé par la recherche d’un profit croissant quelles
qu’en soient les conséquences, si ce n’est la violence ? La violence pour
conserver une forme de dignité à ses propres yeux et à ceux de ses proches, la
violence pour se donner collectivement du courage, la violence pour tenter de
faire pression, d’obtenir un peu mieux, ou un peu moins mal, que ce que l’on
s’apprête à leur accorder avec plus ou moins de dédain.
C’est parce qu’une usine
d’abattage de poulets dans le Finistère va fermer qu’une centaine de salariés
décident de se mobiliser en occupant les lieux. Depuis des semaines, un
Secrétaire d’Etat a été désigné pour tenter de trouver une solution et limiter
la casse sociale. En vain jusque-là. Dans une ultime tentative, il décide,
malgré les recommandations contraires de son staff, de se rendre une fois de
plus sur place pour rencontrer les ouvriers en révolte et tenter, sans
véritable mandat, sans projet construit, de désamorcer le conflit.
Très vite, ce naïf
politique (il paraît que cela existe…), aveuglé par son idéal d’une société de
gauche plus juste et torturé par une histoire personnelle qui le mine de
l’intérieur, va devenir l’emblème même d’un conflit qui va prendre de
l’ampleur. De médiateur il se transforme en otage d’une classe ouvrière qui n’a
plus rien à perdre. Le voici séquestré,
symbole de la révolte des petits et des pauvres envers l’élite, catalyseur de
toutes les frustrations et de tous les espoirs.
A partir de là, Arno
Bertino élabore un livre très politique et très moderne. Un récit où chacun
s’exprime, avec son propre langage, celui élaboré des gouvernants et des conseillers,
celui syntaxiquement bancal de ces ouvriers qui ont très vite arrêté l’école,
celui formaté des forces de l’ordre qui entourent l’usine. Plus le conflit dure
et s’enlise, plus les rapports entre les êtres changent, plus les lignes se
fracturent ou s’interpénètrent.
Il est beaucoup question
des corps dans ce roman. Ceux des poulets que l’on abat à la chaîne sans plus y
penser, victimes expiatoires d’un système productif déshumanisé. Ceux des
ouvriers usés par les postures répétitives. Ceux des occupants qui s’entassent,
se mêlent ou se frôlent dans une usine qui devient à la fois un lieu de débats,
de conflits, de rencontres et de joyeux bordel en forme de pied-de-nez au
système. Celui de l’otage, défait, et dont le lustre et le pouvoir s’effacent
au fur et à mesure que les kilos fondent et que la barbe pousse. Tous ces corps
sont à leur tour entourés des corps d’Etat, CRS, Préfet, Ministres, Chef de
l’Etat, journalistes qui ne cessent d’hésiter sur la conduite à tenir,
l’essentiel étant de sauver les meubles avec le moins de dégâts possibles en
termes de retombées médiatiques. Alors s’il faut pour cela sacrifier un membre
faible, c’est un prix acceptable à payer… Une lutte des corps (des classes)
entre les sacrifiés et le système en quelque sorte.
Il n’est pas toujours
simple de suivre la trame d’un récit où se multiplient points de vue et
histoires personnelles. Mais c’est aussi ce qui fait la force d’un roman
original, politique et engagé et qui illustre les inconciliables contradictions
inhérentes à un système où l’humain est de plus en plus exclu ou marginalisé.
Alors, forcément, un jour cela pète.
Arno Bertino pose les
bases d’une nouvelle écriture, alternative, vraie, âpre et rude comme nos
sociétés où une infime minorité est prête à confisquer toujours plus au
détriment du reste du monde, restant aveugle et sourde aux conséquences
inéluctables. C’est juste une question de temps.
Publié aux Editions
Verticales – 2017 – 424 pages