Claude Simon reste un total inconnu du grand public. C’est
pourtant l’un des rares Prix Nobel de littérature français et le dernier en
date avant Modiano (il lui fut décerné en 1985). Sans doute son œuvre, par sa densité
stylistique, son exigence intellectuelle, son côté déroutant ne le
réserve-t-elle qu’à une certaine élite ou tout au moins aux lecteurs férus
d’explorer des chemins escarpés.
« Les Géorgiques » est considéré comme son
chef-d’œuvre, le précipité de son savoir-faire. Ce gros roman de quatre cent
cinquante pages ne se laisse cependant pas approcher si simplement que cela car
Claude Simon s’amuse à emmêler les fils de l’Histoire pour mieux nous confondre
et nous donner à réfléchir sur des questions aussi essentielles que la place de
la guerre dans la construction de la culture européenne, le rapport de l’homme
à la nature (omniprésente ici comme un point d’ancrage ou un moyen de se placer
au temps), la façon d’appréhender et d’exercer le pouvoir.
Pour cela, l’auteur imagine trois personnages aux contours
soit précis, soit très flous. Un Général d’Empire, dévoué à Napoléon,
sillonnant l’Europe d’un bout à l’autre pour se battre, renforcer les défenses,
inspecter les arsenaux et les troupes. Un homme attaché aussi viscéralement à
sa terre, inondant son contremaître femme de missives concernant l’entretien
des terres, les cultures et le soin à apporter à sa passion des chevaux. Un
homme qui votera la mort du Roi, qui deviendra secrétaire de la Constituante.
Un homme broyé par ses contradictions, qui épousera en secondes noces une
royaliste qu’il sauvera de l’échafaud et dont le frère est un opposant farouche
au pouvoir en place. De cet homme, nous suivrons le parcours de façon précise,
détaillée au point de penser savoir tout de lui bien que Claude Simon s’ingénie
en permanence, au détour d’une phrase dans toute la première partie du roman,
puis de façon à peine moins traitresse par la suite, à immiscer la vie de ses
deux autres personnages.
De ces deux hommes, nous suivrons le parcours avec plus de
difficultés tant ils semblent souvent se confondre. L’un sera soldat dans les
tranchées de la guerre de quatorze, l’autre officier de cavalerie dans la
guerre suivante. L’un s’engagera dans la milice espagnole, sera gravement
blessé et mènera une vie toujours aux confins d’une révolte ou d’une
révolution. On peut aussi penser qu’au moins l’un d’entre eux est parent du
général, descendant d’une famille dont la gloire aura culminé du temps de
l’Empire pour se déliter bien vite ensuite.
Simon tisse une toile bien serrée au point que les uns et
les autres semblent souvent se confondre, que ces destinées paraissent former une
seule et longue vie symbolisant la vacuité, les illusions perdues, les jeux et
évènements sur lesquels nous n’avons pas prise et qui nous ballotent. Une toile
à l’écriture éblouissante, d’une richesse qu’on ne connaît presque plus de nos
jours et qui se nourrit souvent de phrases pouvant durer cinquante pages dans
lesquelles nous sautons d’une époque à l’autre de la façon la plus pernicieuse
qui soit.
Tenter de résister à ce souffle sera la garantie d’un rejet
assuré de ce roman exigeant. Il faut se laisser emporter, accepter de ne pas
nécessairement comprendre et de se laisser mener sur les flots agités de nos
vaines existences humaines.
Publié aux Editions de Minuit – 1981 – 477 pages