Chez Orhan Pamuk, la
ville d’Istanbul sert souvent d’indicateur quant à l’évolution de la société
turque, de ses mœurs comme de ses brusques sursauts politiques souvent ponctués
de coups d’état militaires. C’est par la transformation de ses vieux quartiers
insalubres en lieux résidentiels pour nouveaux riches, par l’édification de
tours dont la hauteur dit la puissance, par l’extension infinie de la ville qui
absorbe peu à peu ses banlieues pour finir en mégapole saturée d’embouteillages
et de coups de klaxon que nous avançons fréquemment dans le récit, avec la même
lenteur – voulue par l’auteur – que celle des automobilistes coincés dans de
gigantesques bouchons.
Rien d’étonnant donc à ce
que nous fassions la connaissance du fils d’un promoteur immobilier tout juste
abandonné par son père et confié aux seuls soins de sa mère recluse dans ce qui
n’est encore qu’une bourgade de la lointaine Istanbul. Le lycée terminé, il
faut bien trouver les moyens de financer les études à l’université qui
s’annoncent. Aussi, le jeune Cem part-il travailler aux côtés d’un maître
puisatier chargé de creuser un puits censé alimenter une future teinture
textile dans une petite ville montagneuse. Avec son maître puisatier, Cem
découvrira non seulement la rigueur du travail manuel mais aussi un substitut
de père avec lequel il ne cesse d’échanger, le soir venu, des histoires où il
est fréquemment question du mythe d’Œdipe, histoire de tuer le vrai père.
Mais cet été-là, Cem fera
aussi la connaissance de la femme aux cheveux roux, une actrice venue se
produire avec sa troupe dans cette ville de garnison. Une femme qui le fascine
et avec laquelle il aura une aventure d’une nuit, sa première nuit d’amour.
Des années plus tard,
devenu à son tour un riche promoteur immobilier, Cem finira par être rattrapé
par son passé. Un passé rongé par le remords d’avoir fui un chantier interminable
en laissant son maître blessé au fonds du puits, sans secours. Un passé hanté
par cette femme aux cheveux roux qui fut son fulgurant premier amour et dont il
ne sait plus rien. Un passé où l’incapacité à avoir à son tour des enfants avec
son épouse a donné lieu à une débauche d’acquisitions en tous genres doublées
d’une frénésie à accumuler les récits traitant du mythe d’Œdipe dans les
diverses cultures, religions et langues. Viendra alors le jour où Cem
constatera, à son tour, que les mythes peuvent devenir une réalité dans une
dernière partie saisissante où tous les fils se renouent de manière dramatique.
Difficile de ne pas voir
dans ce magnifique roman de Pamuk une critique allégorique de la société
turque, de ses dérives religieuses et politiques, de sa frénésie de modernité
du côté européen de son territoire, des fractures sans cesse plus importantes
entre ceux qui ont su tirer parti de la situation en faisant alliance avec le
pouvoir et la masse vivant encore dans une certaine pauvreté. Or, l’on sait que
plus les écarts se creusent, plus le risque d’explosion violente est avéré.
Publié aux Editions
Gallimard – 2019 – 298 pages