Parmi les horreurs épouvantables (mais y-at-il au moins un
adjectif suffisamment fort pour qualifier ce que l’homme commit envers
l’homme ?) de la Seconde Guerre Mondiale figure le martyr du ghetto de
Lodz en Pologne. C’est là qu’Hubert Haddad fixe son dernier roman comme
toujours supporté par une écriture habitée, moins richement travaillée que
d’habitude, pour mieux souligner la pauvreté, le dénuement, la déchéance
progressive dans lesquels glissent les populations parquées là avec la plus
féroce détermination et un cynisme sans borne.
Au shetl de Mirlek, les jumeaux Alter et Ariel menaient une
vie de pré-adolescents typiques. Malgré la pauvreté extrême et l’absence de
père, ils partageaient leur temps entre jeux insouciants et apprentissage
minimal des Livres Saints, découvrant incidemment les premiers émois amoureux.
Leur monde va s’écrouler lorsque les commandos nazis, chargés d’éradiquer au
plus vite la plus large proportion possible de la population juive polonaise,
débarqueront en force. Ils brûleront tout et tueront sous ses yeux la mère et
le frère jumeau d’Alter.
Traumatisé, Alter dont le nom signifie l’autre en latin, en
perd ses propres repères au point d’être persuadé être son frère Ariel dont il
prend le nom. Passant de mains en mains auprès de résistants juifs en pleine
confusion, il gagnera par étapes successives la ville de Lodz où il est censé
trouver paix et protection.
C’est sans compter sur l’avancée irrésistible des troupes
allemandes venues occuper la ville. Commence alors une longue partie du pot de
terre contre le pot de fer. Celle du représentant auto-désigné de la population
juive de la cité contre celle des autorités gestapistes. Tenter de sauver une
population entassée dans un ghetto barricadé et surveillé de partout, de moins
en moins ravitaillé alors que des tombereaux de nouveaux arrivants y sont
régulièrement déversés en faisant de cette ancienne cité industrielle la
fabrique la plus productive au service des armées du Reich. On y produira
uniformes, chaussures, jouets en masse tandis que les nazis mettent en place un
système implacable visant à éliminer vieux, malades et jeunes enfants en les
envoyant dans les camps où ils sont gazés dès leur arrivée pour ne conserver
dans la ville que des productifs changés en esclaves affamés n’ayant d’autre
choix que de s’épuiser toujours plus pour illusoirement tenter de sauver leur
peau.
Au milieu de cette folie restent autorisés quelques
divertissements parmi lesquels celui d’un théâtre de marionnettes dont le
jumeau survivant deviendra vite la vedette. C’est là aussi, qu’abandonnant à
nouveau une personnalité, un nom et une vie qui n’ont plus de sens, il fait de
ses marionnettes et tout particulièrement de son double troublant, nouveau jumeau
de papier, de tissu et de bois, la nouvelle et seule forme autorisée à se
montrer au monde jusqu’à une scène finale qui prend un large sens métaphorique
en forme de pied de nez à un monde qui a perdu toute raison.
Puisant ses sources auprès de nombreux ouvrages historiques,
Hubert Haddad choisit également de tirer le titre de son roman d’une phrase de
Nietzsche préfigurant la folie brune qui allait mettre le monde à feu et à
sang. Un livre émouvant nous faisant vivre de l’intérieur l’horreur de ces centaines
de milliers de Juifs qui finirent tués, sans pitié et sans remords, par une
horde de fous. Un roman où un être innocent, aux noms multiples comme autant de
possibles en hommage aux innombrables victimes, tente de survivre alors que
tout, autour de lui, sombre dans le plus absolu et le plus sombre désespoir.
Publié aux Éditions Zulma – 2019 – 353 pages