Un beau titre pour dire l’Orient, son faste, son mystère et ses tentations. Un titre tiré de l’introduction d’Au hasard de la vie de Keapling comme l’explique l’auteur dans sa postface. Un beau titre pour un très beau livre, aussi, un livre pour démontrer, une fois encore, que les limites de l’imaginaire sont infinies, qu’écrire est avant tout une affaire de style au service d’une histoire et d’une capacité à inventer à partir, parfois, d’un fil ténu.
Ici, Mathias Enard part du peu que l’on sait sur un fait historique. En 1506, Michel Ange débarque à Istanbul après avoir répondu à l’invitation de l’un des plus grands personnages de son temps, le Sultan Bajazet, l’Ombre de Dieu. De cela il subsiste quelques carnets abscons et des archives parcellaires, redécouvertes il y a peu.
En rupture momentanée avec l’irascible Pape Jules II qui refuse de lui payer ce qui lui est dû au titre des travaux en vue de la réalisation de sa tombe monumentale que l’on retrouvera plus tard à Saint-Pierre de Rome, Michel Ange, qui n’est alors encore qu’un sculpteur de génie, pas encore l’architecte qu’il deviendra quelque temps plus tard, se rend à Istambul pour y construire un pont. La maquette précédemment réalisée par son rival et aîné, Leonard de Vinci, révolutionnaire, n’eut pas l’heur de plaire au Sultan commanditaire. Au bout de plusieurs semaines d’un séjour passé à découvrir et tenter de comprendre un monde que tout oppose à celui de la Chrétienté intolérante d’alors, Michel Ange trouvera enfin l’inspiration et le trait emportant l’adhésion. Le pont commencera d’être bâti avant que de disparaître dans le tremblement de terre de Septembre 1509, sans jamais être repris après.
Avec un talent qui force l’admiration, Mathias Enard comble le vide entre le peu que l’on sait de la vie du grand artiste durant son court séjour à Constantinople. On est bercé au rythme de ses rêveries. On suit le trait de ses dessins inspirés par la rencontre des animaux d’Orient dans l’attente d’une inspiration qui tarde à venir pour un projet dont il ne maîtrise pas encore les techniques. On y rencontre les personnages qu’il y aura fréquentés et y découvre les intrigues que son audacieux projet ne manqueront pas de déclencher.
C’est un Michel Ange fasciné par l’Orient lascif que nous suivons, un homme chaperonné par le grand poète Mesihi lequel l’entraîne à la découverte de saveurs et de plaisirs nouveaux et inconnus. Un homme auquel se révèlent les premiers émois amoureux, lui qui fut le plus souvent chaste et homosexuel refoulé. C’est l’artiste génial mais asocial que nous observons avec un sens du détail, du véridique que l’étude par l’auteur de tout ce que l’Art a su produire d’extraordinaire entre ces deux moitiés de siècle et sa connaissance du monde moyen-oriental rendent totalement pertinent.
Michel-Ange, malgré le choc d’un séjour qui finira par mal tourner et une fuite peu glorieuse ourdie par un Pape pressé de retrouver son artiste, restera toute sa vie inspiré par l’observation précise des magnificences de la capitale turque.
C’est tout cela que nous donne à voir un auteur lui-même fort inspiré, à coups de petits chapitres, entrecoupés de traduction des lettres échangées avec ses frères, comme autant de scénettes pourléchées et sublimes d’un temps passé qu’il nous faut recomposer. C’est d’une rare beauté et d’un esthétisme à l’image de l’artiste qu’il dépeint. Un grand bravo !
Publié aux Editions Actes Sud – 2010 – 154 pages